Citations de Éric Fottorino (695)
Puis, soudain, au dessus du piano, inaccessible, s’éleva le chant aigu d’un violon, superbe, isolé, fragile, semblable au cri modulé des fous de Bassan lorsque les submerge l’appel du nid.
Devant son refuge, entre deux rangées d'acacias, Mo a laissé pousser des fleurs. Celles que Brun appelait des mauvaises herbes. Coquelicots, pissenlits, mouron dont raffolent les moineaux, chardons des champs, brassées de boutons d'or. Si Brun voyait ça, il attraperait sans attendre une vieille faux de Léonce et on n'en parlerait plus. Mo a le goût des jardins.
Il raffole aussi du morbier que son père et les gars de la vallée fabriquent à la ferme quand les routes sont coupées par le verglas. Impossible de rallier la fruitière. Alors on fait comme on peut. La traite du matin donne la semelle du fromage qu’on protège d’une raie noire, un filet de cendre arraché au cul du chaudron et qui stérilise la pâte. Après la traite du soir on ajoute la partie haute. La marque sombre court au milieu de chaque tranche, pareille à une frontière.
Je ne savais pas.
Je ne sais toujours pas. J'ai oublié.
Un chagrin muet, sans histoire et sans visage.
Un chagrin qui ne prévient pas.
Il a fait son lit à l'intérieur de moi,
a troublé tant de mes nuits.
Pas à cause du bruit mais du silence
qu'il a creusé dans les galeries de mon être.
Parfois pourtant, j'entends un cri.
Ce cri a plus de 50 ans.
Il traverse ma vie comme la balle d'un silencieux.
Je suis le seul à l'entendre.
J’ai choisi l’écriture, ce continent d’incontinence, pour retenir ce qui peut l’être avant que le temps n’engloutisse tout ce qu’il fut dans les brumes de la mémoire.
Qui n’a pas vu la pluie tomber à Bergen ne sait rien de la pluie. Chaque jour il pleut. Ici, lever les yeux vers le ciel n’est pas un signe d’espoir mais de résignation. Une pluie qui ne mouille pas, prétendent les Bergenois pour faire bonne figure devant une étrangère. C’est vrai qu’elle ne mouille pas, à condition de lui échapper, de pousser la porte d’un de ces pubs où la bière pression et les jeux de fléchettes s’y entendent pour égayer les nuits précoces de la cité hanséatique.
Juste avant la nuit Mo est allé faire un tour avec Black jusqu'à l'éolienne en marche. Elle lui a paru soudain petite comparée à celle qui sortira bientôt de terre. Ses pales tranchent comme les lames coupantes des moissonneuses. En approchante Mo a trouvé, tombée dans l'herbe, une alouette décapitée. Il a ramassé son corps encore tiède. L’a caressé. Est-ce elle qui a chanté pour lui l'autre matin ? Black s'est précipité en aboyant mais quand il a vu l'oiseau ensanglanté, il l’a flairé d'un air inquiet puis s’est éloigné.
C'est Black qui a trouvé la tête. Il l’a coincée dans sa gueule, l’a rapportée à son maître. Mo a creusé un trou avec ses talons, a enfoui les deux parties du corps, les a ensevelies, avec leur tiédeur sous le duvet. Sensation d'enterrer la vie. Sans s'attarder il est rentré au refuge. Il n'a rien pu avaler. Sauf du vin, trop de vin.
Plus je me relis et plus je me relie à lui. Il y a quelque impudeur à se citer. Jamais je n'aurais imaginé le faire si ce n'était mon seul moyen de l'approcher au plus près.
Je suis né d’une contraction. C’est douloureux, une contraction. Je ne m’appelle pas Éric pour rien. Éric et crier se contractent. Nous savons les mots qui comptent double, les mots à double sens. En déplaçant les lettres de mon prénom, en créant le désordre, Éric devient crié. Je ne suis pas ton fils tout craché, je suis ton enfant crié. Il a fini par sortir, ce cri.
Mon existence est une énorme faute de goût. Ce désastre bénin m’affecte au-delà du raisonnable. On dramatise tout, la nuit.
Cette nuit-là ce n'était plus la même voix. Fini la douceur,la tendresse, les accents de compassion. La voix de Suzanne était en crue. Comment avait-il pensé livrer les Soulaillans aux éoliennes ? Il fallait qu'il soit bien malade, et pas seulement dans ses veines. C'était sa tête qu'il fallait soigner. Brun fit mine un long moment de n'avoir rien entendu. Puis il se défendit avec humeur.
— Souviens-toi, Suzanne. Nous avons été bien manipulés. D'abord il a fallu produire. Des tonnes de tout, des quintaux, des hectos. On aurait semé jusque sur le goudron si on les avait écoutés. On aurait coupé les arbres, on aurait même planté dans le creux des fossés. La force de frappe céréalière, c'était notre bombe atomique, I'arme alimentaire , que sais-je encore. Little Boy ! Mo n'a pas connu cet âge d'or, l'explosion des rendements qui nous remplissait d'orgueil. On achetait des machines toujours plus grosses. On arrachait les haies pour planter plus de blé encore, puisque le blé valait le prix de l'or.
Je m'entends encore proclamer fièrement : "Je produis, donc je suis !" Les prix grimpaient jusqu'au ciel. On était les rois du monde, pas vrai ?
Petit garçon, lorsque Lina me disait : " Tu es né à Nice", je comprenais que j'étais né anis. Ce mot avait un goût de bonbon. Je n'avais pas imaginé qu'il s'agissait d'une ville.
Plus tard, ma collection de timbres s'était enrichie d'une vue de Nice inspirée d'un tableau de maître, Monet ou Matisse.
Tout y était bleu, le ciel, la mer, les palmiers, tout.
"Je garde seulement en tête vos sourires, le tien, votre jeunesse, le sortilège du temps qui passe et qui s'emmêle , bien malin qui saurait le démêler."
J'en ai déduit que les hommes de la famille, moi compris,
préféraient les fourberies de la courbe,
aux droitures de la droite.
P 89
Ce qu'elle a dit après, j'ai oublié. Si je m'en étais souvenue, je n'aurais pas eu la force de vivre. L'oubli est une assurance-vie.
Il (mon père) m'a appris à lutter, à ne jamais abandonner, à serrer les dents, à ne pas me plaindre de la malchance ou de la défaillance ou des côtes ou du vent, à ne pas prendre la grosse tête si parfois je gagnais une course, à ne pas me décourager si j'étais largué loin derrière les premiers. À vélo il m'a appris la vie.
L'offrande des aloses illustre une culture commune [juive et musulmane]. Ce n'est pas une religion, c'est la coutume qui parle. L'alose a la couleur de l'argent, métal bénéfique censé écarter les mauvais esprits... Juifs et Musulmans se retrouvaient autour de ces poissons prodiges que les seconds portaient aux premiers, accrochés par la gueule au bout d'une fibre de palmier doum.
(pp. 58-59)
Mo n’a pas seulement la main légumière. Il laisse grandir les groseilliers, les fraisiers, des rhubarbes aux tiges couleur framboise écrasée, toutes sortes de massifs odoriférants généreux en petits fruits qui finiront en confitures sur le marché voisin mais d’abord sur ses tartines du matin, pain de petit épeautre aux senteurs de miel. La nature ne cesse de l’émerveiller. Pour égayer les parois de la cabane où il attache ses outils, derrière les hauts bidons débordant d’eau de pluie, il a fait pousser des tournesols géants dont les hampes dépassent le toit. Leurs grosses têtes de soleil le regardent quand il s’active. Il ne les coupe qu’en toute fin de saison, quand les fleurs se flétrissent, pas avant.
L’oubli c’est de la peine perdue.
J’ai commandé un Viandox et je me suis installée au fond d’un gros fauteuil aux accoudoirs brûlés par la cendre des cigares, devant une table de bois rouge tachetée d’alcools. Personne ne s’occupait de moi. J’étais tranquille dans ce brouhaha de norvégien délicieusement incompréhensible, sauf les sempiternels « krol » ponctuant le choc des verres à poignées.