« Jamais dans le diocèse » : t
elle est la règle que s'est fixée une éditrice parisienne pour sa vie amoureuse. Lesbienne assumée et dominante,
elle a refusé toute relation avec ses auteurs. Quel jeu joue-t-
elle alors avec la narratrice, « auteur tardif » dont
elle repousse la passion ardente, mais qu'
elle relance si
elle reste sans nouv
elle ? Bien sûr, il y a la crainte des ragots. Une indiscrétion a aussitôt enflammé le Tout-Paris et l'éditrice s'est crue obligée de coucher avec un homme pour faire cesser les rumeurs. Et son auteur a la réputation de se servir de ses aventures pour écrire ses romans. Comme
elle ne peut s'en empêcher, c
elle-ci est d'ailleurs disposée à jurer de ne plus publier le moindre texte pour permettre la relation.
Mais il n'y a pas que cela. Entre les deux femmes se noue un jeu de séduction, de provocation, de masochisme réciproque, un jeu d'échec où chaque coup est mûrement réfléchi pour prendre une pièce maîtresse. Les deux femmes, d'ailleurs, semblent porter des noms de pions, AT48 (Auteur tardif de 48 ans) et FE58 (Femme éditrice de 58 ans), comme si
elles voulaient, à la façon des petites annonces, se résumer à un âge et une fonction.
La relation reste platonique et distante — tout au plus, au cours d'un dîner dans un grand restaurant, FE58 autorise-t-
elle AT48 à lui effleurer la main ! Mais ces textes qui se répondent dans un code qui ne sera connu que dans les dernières pages laissent l'imagination prendre le pas sur la réalité. Aux « enregistrements » d'AT48 répondent des « décryptages » de FE58 : le ton est d'emblée différent : la première tutoie son éditrice (qu'
elle vouvoie lorsqu'
elle s'adresse à
elle), la seconde n'utilise que la troisième personne.
Elles investissent des lieux imaginaires où leur relation serait possible. Pour l'une, une cathédrale dont l'éditrice serait le Dieu. Pour l'autre, la chambre d'hôtel où un chanteur a tué son amie comédienne — Bertrand Canta et Marie Trintignant ne sont jamais nommés, mais sous-tendent le récit de l'éditrice. Ces lieux intérieurs donnent le ton à leurs fantasmes. L'une adore. L'autre cogne. L'une prend conscience d'une distance infranchissable avec son idole, incompatible avec le simple désir sexuel, une distance qu'
elle rêve d'abolir par la séduction tout en redoutant les conséquences de sa hardiesse : « tu cesses d'être Dieu, tu es Femme, et si tu es Femme, le désir rôdera entre nous ». Pour FE58, à l'inverse, l'amour est une prise de possession, une « envie terrible de posséder jusqu'au bout des ongles ». Les paroles, les messages échangés sont autant de coups de poing qu'
elle assène dans la chambre d'hôtel de ses fantasmes.
Ce court roman tente alors de retourner la situation, de renverser la domination, autour de la scène pivot d'une unique et désastreuse rencontre. Comme dans le vieux thème juif du procès de Dieu, AT48 ose demander des comptes à Dieu, le défier de venir parmi nous, et « qu'il ne nous refasse pas cette bonne vieille plaisanterie de nous envoyer Son Fils pour aller mourir sur une croix à sa place ». C
elle qui redoutait toute intrusion dans la vie sévèrement gardée de son idole s'introduit dans son cerveau, inverse les rôles et les fonctions, et par un stratagème qu'il ne faut surtout pas dévoiler, la force à l'action.
La puissance du récit tient à cette structure implacable. Mais plus encore à la violence des images qui doivent assumer des sensations extrêmes, parfois très crues, mais imaginaires : « la foudre s'abat sur moi, suivie d'une nuée d'insectes visant chacun de mes pores pendant que les vautours planent ». Devenue l'objet de son éditrice, l'auteur s'imagine table pour que l'autre s'y accoude, mais aussi friandise, excrément... Les sentiments réprimés se concentrent et éclatent avec une violence où la rage le dispute à la vénération, l'audace à la terreur. « Chaque fois que AT48 écrit un livre,
elle manque d'y laisser sa peau », confie-t-
elle. Et c'est vrai.
Car derrière cette relation sadomasochiste et platonique se profile une autre relation douloureuse : c
elle de l'auteur et de son éditeur. Par moment, l'ambiguïté s'installe. Au terme du rendez-vous fatal, AT48 demande à FE58 : « Me garderez-vous ? » Et l'on sent que c'est aussi, ou d'abord, l'auteur qui parle. Et l'on comprend que le rapport de domination est pour l'éditrice une façon d'exercer ce « formidable pouvoir, relevant du divin », avec tous ses auteurs. Dans
Rien entre nous,
Martine Roffinella avait exploité un rapport de force similaire entre une femme auteur et une critique littéraire. La double lecture du rapport de domination, qui va beaucoup plus loin dans ce roman, fait toute la subtilité de la relation.