Vertigineux travail d'analyse d'une construction apparemment improbable...
Publié en 2010, « Croire et détruire » est issu de la thèse « Les intellectuels du service de renseignements de la SS, 1900-1945 », soutenue en 2001 par
Christian Ingrao.
Ouvrage impressionnant à plus d'un titre, il suit méthodiquement, pas à pas, 80 cadres nazis haut placés, ayant été membres du Sicherheitsdienst (SD) de la SS, dont les études supérieures approfondies (le plus souvent jusqu'au niveau du doctorat) firent nettement des « intellectuels », en épluchant par le menu les sources originales disponibles dans les archives allemandes, et en les confrontant aux travaux antérieurs des historiens, en particulier des fonctionnalistes allemands, sur des sujets liés ou voisins. « En un mot, donc : j'ai essayé de comprendre comment ces hommes firent pour croire, et pour détruire ».
Ces 450 pages de texte dense et précis ne se résumeraient guère en quelques phrases ; le lecteur curieux et non spécialiste retiendra toutefois plusieurs points d'intérêt particulier :
- l'impact durable de la Grande Guerre sur la psychologie et les croyances enfouies de ces intellectuels nazis, y intégrant précocement « une dimension millénariste, séminale et matricielle », avec de forts éléments de deuil jamais effectué, d'obsession de l'ennemi et du complot, de vision assumée d'un combat défensif millénaire – comme l'enseignera l'un d'eux, historien, en 1942 : « Bien que trois cents ans se soient écoulés depuis l'époque de la guerre de Trente Ans, le problème politique et le but de nos ennemis sont restés les mêmes : la partition définitive de l'Allemagne, l'anéantissement du Reich. » ;
- la très rapide inscription dans l'extrême-droite de l'époque d'une forte majorité des étudiants allemands de 1918-1920, dans un contexte de rejet du traité de Versailles et d'invention du « coup de poignard dans le dos », pour aboutir rapidement à une subversion active du réseau universitaire, les villes-« frontière » (Königsberg et Leipzig tout particulièrement) devenant très tôt des plaques tournantes pour la formation et la mise en réseau de ces jeunes intellectuels et futurs cadres dirigeants nazis ;
- le rôle indéniable de mise à l'épreuve initiatique des tâches opérationnelles confiées à partir de 1941 à ces hommes de chaire et de bureau, qui presque tous, effectuant leur « Östeinsatz », devinrent dirigeants d'Einsatzgruppen ou d'Einsatzkommandos, mettant directement en oeuvre le génocide en Ukraine, en Biélorussie et dans les Pays Baltes : « Pour ceux qui réussissaient à « dépasser » l'expérience traumatique qu'elle constituait, le retour à Berlin impliquait souvent l'obtention de promotions déterminantes (...) ; ceux qui, par contre, ne revenaient pas indemnes ou ceux qui ne partaient pas restaient à l'écart de la promotion ».
Une mention particulière doit aussi être faite du lien établi avec brio par l'auteur entre les stratégies d'enfouissement ou de défense juridique adoptées par ces mêmes intellectuels, confrontés aux tribunaux entre 1945 et 1960... Leur constance témoignait ainsi, bien après les faits, du profond enracinement de leur position intellectuelle.
Au-delà d'une lecture attentive, infiniment moins sujette à caution romanesque, et pour cause, que celle, « arrangée », des mêmes facteurs par
Jonathan Littell dans «
Les bienveillantes », l'ouvrage de
Christian Ingrao pose quelques questions à chacun, même à une époque où les points Godwin sont parfois trop vite attribués.
D'une part, et au risque de choquer, la méthode de formation, de déformation, d'initiation partagée et de promotion que l'on voit à l'oeuvre auprès de ces élites intellectuelles nazies devrait donner à penser et à frémir à nombre de dirigeants et de responsables RH d'entreprises occidentales, qui n'en sont pas toujours aussi éloignés qu'ils voudraient le croire.
D'autre part, en lisant la terrible phrase de la page 286 – « Ferveur millénariste, angoisse eschatologique et imaginaire défensif : une telle combinaison d'affects n'amena-t-elle pas les SS des Einsatzgruppen à trouver en eux-mêmes les ressources de haine dans lesquelles ils puiseraient pour mettre à mort ? » -, il est difficile de ne pas se dire qu'à nos sociétés européennes, si immergées en grande partie dans leur pessimisme sociétal, il ne manque guère qu'une dose plus forte de l'ingrédient « ferveur millénariste » pour que les conditions du déchainement violent puissent être à nouveau rassemblées, comme en témoignent au quotidien les crispations racistes qui se multiplient depuis 10 ans... Et j'espère que le lecteur me pardonnera, sur un tel sujet, un ton sensiblement plus sentencieux qu'à l'accoutumée...