Pour bien apprécier à sa juste valeur « Jarmilka », il est à mon sens préférable de commencer par lire « La machine atomique Perkeo » et « Entretien sur le Barrage de l'Eternité », qui se trouvent à la fin de ce livre, parce que
Bohumil Hrabal y raconte lui-même très clairement la genèse de ce texte.
Avec « Jarmilka », il cherche à débarrasser son écriture de toutes les pensées métaphoriques du surréalisme. Plutôt que de continuer d'emprunter des artifices et des images à
Arthur Rimbaud,
Charles Baudelaire,
Paul Eluard ou encore
Louis-Ferdinand Céline, il décide de se mettre à écrire comme pour un journal, comme s'il effectuait un reportage sur la vie des gens, sans fioriture, pour en arriver à un « réalisme total » :
« (…) une écriture sans métaphores, sans associations, une simple relation de ce dont j'avais été le témoin oculaire et que je rédigeais comme un document, comme un compte-rendu du malheur… »
Le courant artistique du Réalisme total se développe dans les années 50, notamment autour du poète Egon Bondy, dont
Bohumil Hrabal est l'ami.
Ainsi avec « Jarmilka », il réalise une rupture avec la poétique, et il l'a d'ailleurs sous-titré « Document » et non pas roman ou nouvelle.
Il se réfère à l'avis de ses amis, non seulement Egon Bondy (poète, philosophe, dramaturge et romancier), mais aussi
Jiri Kolar (collagiste, poète, écrivain, peintre et traducteur), et
Jiri Weil (écrivain, romancier, journaliste et traducteur) notamment, pour approuver ou non ses textes.
Le document « Jarmilka » est passé de main en main pendant plusieurs années et quand Hrabal l'a récupéré, il lui est apparu comme étant de la poésie concrète.
Ce texte, tapé sur une machine à écrire Perkeo, ne comportait aucun accent tchèque, parce que c'était une machine allemande, à laquelle Hrabal s'était très attaché.
Quand il a enfin pu récupérer son tapuscrit, il a constaté qu'il avait été complété au crayon, des accents tchèques qui manquaient, et il a décidé de coller ces pages sur de grandes feuilles blanches. Ainsi, ses pages tapuscrites étaient-elles devenues des objets graphiques !
Jarmilka est une jeune ouvrière. Elle est enceinte, mais son amant ne veut pas l'épouser.
Son destin se confond avec l'histoire de la Tchécoslovaquie du début des années 50.
Ses malheurs alternent avec une évocation directe des conditions de vie dans les camps staliniens et nazis. Ces deux thématiques se mélangent avec une troisième, celle du quotidien d'un ouvrier employé aux aciéries de Kladno, où Jarmilka travaille à la cantine. (A noter que
Bohumil Hrabal avait lui-même travaillé dans ces aciéries entre 1949 et 1952.)
Le ton des répliques est parfois vulgaire, parfois comique, parfois lyrique.
Bohumil Hrabal se sert des discours d'ouvriers qu'il entend dans ces aciéries et il les retranscrit littéralement.
Cette technique relève du « collage ». Ce texte s'apparente aux romans existentialistes français, dont Hrabal revendiquait d'ailleurs l'influence.
Bohumil Hrabal dresse un tableau des « gens simples », et cela fait contrepoids à la littérature officielle d'alors. Son symbolisme (l'enfant à naître pour Noël) renvoie à la religion chrétienne et cela contrarie le discours stalinien !
Mais l'intérêt de « Jarmilka » ne se limite pas à celui d'un rappel des difficultés à écrire et publier sous un régime totalitaire.
Hrabal avait fait des tentatives poétiques dans les années 30 et 40, qui avaient échouées. « Jarmilka » marque un tournant définitif dans son orientation littéraire, vers cette prose vivante et imagée qui ne va plus le quitter.
Le récit « La machine atomique Perkeo » raconte l'attachement de
Bohumil Hrabal pour sa machine à écrire. Il raconte aussi sa situation, sa relation avec son entourage au moment où il écrivait « Jarmilka », et comment le tout a interagi.
L'interview final, « Entretien sur le Barrage de l'Eternité » permet de mieux connaître Hrabal, qui accepta en 1968-69, de parler de lui.
C'est très intéressant. On apprend combien
Bohumil Hrabal est un auteur érudit, quels sont ses auteurs préférés (notamment
Victor Hugo et
Johann Wolfgang von Goethe ) et on apprend qu'il aime rire devant des films de
Charlie Chaplin et
Buster Keaton.
« Vous êtes donc heureux que nous soyons venus vous déranger ! »
« Oui. Je sais que lorsque plus rien ne me dérangera, ni ma solitude, ni même le silence, alors je serai peut-être mort. Si ni vous ni d'autres ne veniez me déranger, je serais encore dérangé par moi-même, j'aime bien me déranger moi-même, me perturber. C'est mon autre Je, mon second sujet, cette éternelle psychologie qui vit mal, qui a toujours quelque chose à me dire, quoi que je dise elle a toujours une réponse contraire, qui recherche l'identité sans fin des contradictions. »
« Jarmilka » ne sera publié dans sa version originale qu'en 1992, alors que ce texte avait été rédigé durant l'hiver 1951-52 !
En cause, le régime autoritaire des communistes qui avaient pris le pouvoir en Tchécoslovaquie en 1948, qui exerçait une forte censure envers les écrivains. Si le texte de « Jarmilka » a rencontré tant de difficultés pour être publié, c'est que, plus que toute autre oeuvre ultérieure de
Bohumil Hrabal, il contient des descriptions explicites du fonctionnement du régime communiste.
On ne peut que se réjouir, aujourd'hui, de disposer de ce « document » esthétiquement audacieux, et des deux textes qui l'accompagnent, très riches d'informations, qui nous permettent de mieux connaître ce merveilleux auteur qu'est
Bohumil Hrabal.