C'est avant tout un livre d'hommes. Des hommes jeunes, moins jeunes dans un monde d'hommes. La marine n'est pas une histoire de femmes.
Ils ont chacun leur histoire, une fin d'activité, un retour à la terre ferme, une relation difficile avec leur passé, leur filiation.
Et les voila confrontés à un mystère. Cet homme naufragé, plus près de la mort que de la vie, recueilli à bord de leur bateau que le destin a détourné vers Istanbul.
Dans une ville inconnue, soumise à des soulèvements politiques, des rencontres improbables vont leur permettre d'éclaircir de la vérité de cet homme qui chante des airs classiques du fond de son coma et semble comprendre et parler le français d'Heredia. En sauvant cet homme, ils vont découvrir son mystère et en s'approchant de lui, approcher aussi leur propre vérité.
La langue est simple et belle. C'est un livre qui dépayse mais nous ramène aussi à nos racines, à ce qui fait que l'on est uniques, forgés par la terre qui nous a vu naître et l'histoire de nos ancêtres.
C'est un livre d'hommes mais qui touche aussi le coeur des femmes.
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Lorsque nous nous sommes remis en route pour rejoindre le convoi, nous avons traversé la zone de l'attaque. Ils étaient une dizaine de boches, accrochés à des morceaux de bois, des fragments de bouées. Les corps brûlés, blessés à mort. Les mouettes s'étaient déjà attaquées à certains. Nous avons ralenti pour éviter soigneusement les débris à la dérive et les marins qui surnageaient en levant les mains vers nous. Certains de nos hommes leur ont même craché dessus; je comprenais leur haine et même, je la partageais. J'avais déjà vu périr des gens pendant la guerre de 40. Des inconnus, quelques amis... Ceux-là n'auraient pas dû m'impressionner. Pourtant ceux que j'ai vu mourir, en ce matin de septembre, jamais, jamais je ne parviendrai à les ôter de ma mémoire... Car je les ai regardés, longtemps, sans sourciller. Et tandis que je scrutai leurs pupilles, j'ai compris qu'en cet instant ils touchaient du doigt la terrible vérité de la vie. Ils mouraient et leurs yeux hurlaient qu'ils voulaient vivre. Et dans ce regard, et dans ces bras tendus vers nous, j'ai découvert l'insoutenable solitude des hommes.
Guillemot se frotta le visage. Il fixa Janvier et il reprit :
- C'est ce regard-là qu'avait notre naufragé lorsque nous l'avons sauvé, au moment où il a posé ses yeux sur moi. Le regard d'un homme lucide sur le pas du néant. J'ignore qui il est. Mais ce que je pense, c'est qu'il s'agit de quelqu'un qui se sent suffisamment en danger pour braver le péril du large à mains nues. Le remettre aux Turcs, se serait le remettre à la mer; j'en suis certain.
Guillemot sortit sur l'aileron bâbord. Istanbul, minute après minute, se profilait. Dans la tiédeur du matin, l'odeur d'amande douce mélangée à celle du poisson et des algues monta de la mer jusqu'à lui. Ces effluves entêtants, qu'il avait déjà décelés la veille au matin devant l'île d'Imrali, il devait ne jamais les oublier. C'était le parfum de la mer de Marmara. Il comprit ce matin-là, qu'il reconnaîtrait à jamais cette mer intérieure les yeux fermés, comme il était capable d'identifier Singapour, Djakarta ou Tokyo seulement à l'odeur de leurs eaux.
- Parfois, j'aime cette ville. J'aimerais y être chez moi.
- Mais depuis le temps que vous y séjournez, vous devez vous y sentir à votre aise, non?
- Etre à son aise est une chose. Se sentir chez soi en est une autre. Etre chez soi, cela signifie vivre à l'endroit de ses souvenirs. Je veux dire : avoir suffisamment vécu en un lieu pour y avoir son histoire, ses racines. Moi, mes souvenirs sont ailleurs, dans une autre ville, dans un autre pays. J'ai beau me sentir bien, ici, je ne serai jamais chez moi. Ce n'est pas ma culture. Ce n'est pas dans ces terres que sont enterrés mes ancêtres. Si vous saviez à quel point la terre est un élément important pour un Géorgien.
- Ainsi vous avez grandi sur la rive du Rhin?
- A Lauterbourg.
- C'est à la frontière, non?
- C'est la dernière ville française, à l'extrémité nord-est de l'Alsace. Il y a, le long du fleuve, de grandes forêts où j'aimais me promener.
- Et d'où vous regardiez passer les péniches?
- Pas seulement. Le Rhin, c'est un peu mon océan. Quand je marchais, enfant, le long du fleuve, c'était sur le bord de mon univers que je me promenais. Je voyais, de l'autre côté de la rivière, débuter un monde infini et inaccessible.
- L'Allemagne?
- L'Allemagne, et par-delà l'Allemagne, au bout du fleuve, la Hollande et la mer du Nord. Et mes rêves de voyages avaient l'odeur de grandes forêts rhénanes. Je crois qu'il y a quelques similitudes entre les petits Bretons qui se baladent sur la grève en regardant l'océan et les petits Alsaciens qui promènent leurs guêtres sur les rives du fleuve. Ce sont des enfants de bords du monde.
Assis devant ce corps en survie, Keller ferma les yeux, longuement. Quels territoires avait-il traversés pour parvenir jusque-là? Avait-il tenté de franchir la mer de Marmara pour trouver une vie meilleure? Avait-il fui la misère ou une guerre?
Il ressentit toute l'épaisseur de la solitude dans laquelle certains hommes étaient condamnés à mourir. Combien de fois l'avait-il imaginé, cette double peine de mort, cette condamnation à disparaître corps et âme.