C’est méchant, un ours. C’est sournois et cruel. Le pire animal de la terre. Il fait souffrir pour son plaisir. Il tue avec lenteur. Il se délecte de la vue du sang. L’ours, avec sa démarche cahotante et sa grosse trogne dodelinante, dégage une apparence de bonhomie. Et même ses gestes patauds, qui réjouissent les enfants innocents, donnent une impression d’incomparable maladresse. Mais l’ours est un animal fourbe : qui s’y fie est perdu. Quand il attaque, ses mouvements ont une précision d’horloger. Jamais il ne faut le quitter du regard. En effet, l’ours peut sembler affairé ailleurs et ne vous prêter aucune attention. Mais tous ceux qui ont eu affaire à lui savent que, dès qu’on a le dos tourné, crac ! Il abat ses griffes en traître.
C’est son « mauvais penchant » qui la perdra. Le « mauvais penchant », c’est ainsi que l’on nommait, dans les couvents et les collèges élégants réservés aux jeunes filles, cette attirance que certaines ressentaient pour une compagne de chambrée. Quelles pulsions peuvent inciter une adolescente à n’éprouver de trouble qu’en compagnie d’une amie au lieu de rêver à un beau jeune homme aux cheveux calamistrés ? Il serait malaisé de les répertorier, impossible de les énumérer : la sensibilité des jeunes filles répond à des sollicitations, à des répulsions, à des frayeurs, à des espérances diverses et confuses.
Les voies du cœur sont impénétrables. Et elles aboutissent souvent à des attirances et à des accouplements étranges. Des extrêmes se rencontrent malgré les lois formelles de la géométrie. Des tigresses sont domptées par des agneaux. Des moutons amoureux dégénèrent en chiens enragés sous l’empire de la jalousie. De fortes matrones se laissent séduire par des gringalets aux biceps graciles. Des malabars rampent devant des nymphes frêles et perverses. L’amour a des motivations mystérieuses
L’homme, après l’amour, et notamment au réveil, avec ses cheveux en désordre et sa barbe qui repousse, a souvent l’air hébété d’un naufragé. A part l’intense satisfaction d’avoir été – du moins le croit-il – vaillant et expert, il a les idées confuses et se sent le corps mou, invertébré. La femme, elle, est généralement pimpante. Dès le saut du lit, toute langueur l’abandonne. Elle bâtit des projets. Elle rêve à l’avenir précisément.
Karl est de ces âmes taciturnes qui ne laissent rien au hasard. Il couve la fillette avec l’ardeur, la vigilante patience, l’espérance d’un dresseur de coqs de combat. Qu’Emma se révèle indifférente à l’orthographe ou désinvolte avec la grammaire ne lui paraît pas d’un mauvais présage. Homme de son temps il tient la culture, ou l’esprit, pour babioles chez une femme : il suffit qu’elle attire les regards. Aussi, épie-t-il ces prodromes de coquetterie, de rouerie, de minauderies, de grâces qui vont pousser sa fille dans le monde, et constitueront sa dot.