Comme stanlopillo l'a écrit fort justement, il s'agit d'un véritable Ovni littéraire....que j'ai déniché par le plus grand des hasards... en feuilletant à ma médiathèque la liste des acquisitions...de 2013
L'anonymat et le sujet m'ont intriguée...un peu dubitative au début de ma lecture...surtout en venant de relire l'excellent récit du poète-ouvrier,
Georges Navel..."
Travaux"...et puis on est pris aux tripes... l'écriture est âpre, brute... à l'image de ce monde des scieurs, bûcherons dans les années 1950, où notre anti-héros, jeune bourgeois désargenté, orphelin de mère... ayant échoué à son bac, doit gagner sa vie...en attendant son appel pour le service militaire...
Ce récit couvre les deux années les plus éprouvantes mais aussi les plus denses de notre écrivain anonyme...
" Nogent-le-Rotrou, 4-2-53-
Maintenant, avec un an de recul, je vois ce que m'ont apporté ces deux ans qui m'ont paru si longs. C'est au fond la seule période de ma vie dont je sois fier jusqu'ici, car c'est la seule qui signifie quelque chose.
j'ai commencé, j'étais un gosse. J'en suis sorti, j'étais un homme.
Il m'en reste un immense respect pour le travailleur, quel qu'il soit et quoi qu'il fasse" (.p.141)
Un récit authentique sans fioriture… qui dit la violence d'un certain monde du travail, celui des scieries, des
travaux de force en plein air, dans des conditions très éprouvantes, les « vacheries » que se font les ouvriers entre eux, alors que le travail est dangereux, et que les tâches nécessitent une solidarité vitale… - La scie, ce putain d'outil qui m'en fera tant baver pendant dix-huit mois. La lame, jamais fatigué, qui exige le travail de dix hommes pour la nourrir, pour la satisfaire- (…)
Cette vision de la rencontre de la lame et du bois, je ne l'oublierai jamais. Elle est d'un intérêt toujours renouvelé. Cette rencontre s'appelle –l'attaque-. Dans une scierie, tout le monde regarde l'attaque, le profane comme le vieux scieur qui, le front plissé, souffre avec sa scie, comme l'affûteur qui devine, rien qu'au bruit, si la lame coupe ou non.- (…)
Ce n'est pas pour rien qu'on appelle
la scierie le bagne. Sortir de là-dedans, c'est une référence. le gars qui a tenu le coup-là-dedans le tiendra partout, il porte la couronne des increvables. Mais cette couronne, il faut la gagner, il faut la payer, et elle se paye cher.(p.78)
Les descriptions du travail des gars à
la scierie, par tous les temps, sont tellement « parlantes »et intenses… que nous, lecteurs, entendons les bruits infernaux de
la scierie, des lames, des jurons des gars, souffrons avec ces hommes rudes, teigneux… mais aussi parfois tout simplement vulnérables comme des gosses. – Des fois, nous avons des accès de cafard qui se manifestent par des crises de rage ou d'abattement. Il ne reste alors, dans la pauvre cabane perdue dans la tempête et dans les bois, que deux grands gosses qui se serrent près du mauvais poêle- (p.99)
-Il m'entraîne et passe la main sur mes cheveux poissés et emmêlés. J'en pleure de plus belle. Il n'y a rien de tel que les brutes quand ils essaient d'être doux. C'est maladroit, gauche, empressé, en somme très sympathique et très marrant. (…) J'ai envie d‘être dorloté, tout simplement. Il est beau, le dur, le bûcheron ! Tout ce qui l'intéresserait, pour le moment, serait d'avoir une femme, pour se cacher la tête dans ses jupes. (p.107)
J'ai lu ce texte en une soirée, happée par la tension extrême du récit… parallèlement, les images d'un ancien film que j'adore, de Robert Enrico (1965)ne m'ont pas quittée : « Les grandes gueules », avec Bourvil, Lino Ventura…ce monde d'hommes, dans cet univers particulier des marchands de bois, des scieries, des bûcherons, ...une violence entre les hommes liée à la dureté du travail…On retrouve à des niveaux différents, une âpreté terrible, approchante…
Revenons à ce récit unique en son genre…qui a été édité initialement aux éditions de l'Age d'Homme, en 1975… et ceci grâce à l'enthousiasme et à l'intervention de l'écrivain,
Pierre Gripari , dont les éditions Héros-Limite ont eu l'idée excellente de republier la préface de 1975 où Gripari explique la genèse de cette publication insolite.
Je laisse la parole à
Pierre Gripari, tellement l'histoire de ce livre est incroyable et fort sympathique : - Ce récit n'est pas de moi (…) Il n'est pas de moi, mais je l'admire profondément. Bien plus : j'en suis jaloux, ce qui est bien la plus belle preuve d'admiration que puisse donner un écrivain. C'est pourquoi j'ai voulu et je veux qu'il soit publié, qu'il se lise, et tant pis pour ce qu'en dira l'auteur !
Car l'auteur, lui, non seulement ne veut plus écrire (alors que tant d'autres noircissent du papier, qui feraient mieux de s'abstenir !), non seulement se désintéresse de son oeuvre (car c'est bien là une oeuvre, dans le sens noble du mot), mais il ignore, en ce moment même, que je m'apprête à le faire publier. Si je l'avais écouté, je lui aurais rendu son manuscrit, qu'il aurait détruit, sans nul doute, depuis longtemps. Force m'est donc de le laisser dans l'anonymat le plus strict.
Un détail cependant : ce texte m'a été communiqué il y a plus de vingt-ans. A cette époque, je travaillais encore sur mon premier livre, celui qui devait s'appeler-
Pierrot la lune-. Je le réécrivais pour la troisième ou quatrième fois, sans avoir trouvé le ton juste. C'est à la lecture de ces pages, écrites cependant par un garçon plus jeune que moi et qui ne songe même pas à devenir écrivain, c'est à la lecture de ces pages, dis-je, que j'ai trouvé mon propre style. – ( Présentation de
Pierre Gripari, avril 1975 /p.7)
N.B : Je joins un lien pour découvrir ces éditions étonnantes Héros-Limite, dont je faisais la connaissance pour la première fois, avec cette réédition , qui ont pourtant été créées il y… 20 ans déjà…(1994), dont le catalogue est très riche et éclectique.
http://www.heros-limite.com/presentation