L'impression profonde et bouleversante qui émane de ce magnifique récit — largement autobiographique — dépend surtout, semble-t-il, du ton.
Dombrovski a été précipité dans cet épouvantable enfer, il y a vécu ; mais il faudrait dire avec plus de justesse qu'il y est descendu en compagnie de son créateur, « descendu aux enfers » et venu non pas pour juger ou condamner mais pour sauver. Il sait que, ici-bas, nous n'avons pas à trier le bond et le mauvais, d'autant plus que l'un et l'autre se partagent le coeur de chacun de nous. Tout grandit simultanément, mais seule compte une charité forte et authentique qui discerne et laisse à chacun sa chance infinie.(pg 175)
Dans cet univers où pardonner serait dangereux, où l'on ne relâche que le coupable (pg106, 161) : c'est à l'innocent, dans son dénuement, d'être le relais de la splendeur toujours présente mais cachée de l'univers. Pour chacun, l'essentiel est de consentir au repentir, comme le bon larron, car c'est ainsi qu'il sera rétabli dans sa dignité fondamentale, et qu'il pourra recouvrer l'exercice sa faculté de l'inutile, dans tous les domaines de l'existence humaine.
Un soir, Zybine et Paulina ont fait une difficile excursion qui les conduit dans un cimetière où ils rencontrent un vieillard. « Etrange bonhomme ! Que des visiteurs aient failli se rompre les os, qu'on lui vole ses barrières, qu'un imbécile ait eu dessein d'anéantir un monument funéraire, il en parlait du même ton léger, doucement railleur, en très vieil homme qui a pris ses distances. » (140).
Voilà, je crois, le mot clef.
Dombrovski, aussi bien dans sa manière de passer environ vingt-cinq ans dans les prisons que dans sa façon d'en parler, a su prendre ses distances. D'où cette discrète, diffuse et convaincante atmosphère de tendresse humaine, si parente de celle d'un autre grand humaniste C.Péguy.
C'est cette distance qui lui permet de lire le regard de celui qui l'interroge : « Neumann (l'un des procureurs) s'appuya au dossier du fauteuil et darda un regard qui se voulait ironique. Mais il y avait dans ses yeux une angoisse que Zybine devinait perpétuelle. » (92, cf. 94)
Trés belle évocation du bon larron (409-416). Neumann y semble imperméable : « ... il n'y avait rien en lui qui pût s'ouvrir à la lumière » (409) ; même la bonté simple de son amie Marietta semble inefficace. Néanmoins, « Zybine y retrouve la même expression de peur cachée c'étaient surtout les yeux de Neumann qui le stupéfiaient, ce regard de simple tristesse humaine » (426).
Distance qui s'exprime également par l'humour et la faculté constante de rêver. Mais n'allons pas nous imaginer qu'elle cache un quelconque mépris ou un méprisable sentiment de supériorité : bien au contraire. Elle est ce qui permet une solidarité infinie, fraternelle.
Libéré — par hasard — de la prison, Zybine rencontre Neumann qui vient d'être rayé des cadres : comme deux vieux camarades, ils vont boire ensemble ! ( cela doit nous rappeler la fin de l'Aveu de L&A London ou le bourreau devenu coupable boit une verre avec celui qu'il à torturé qq temps auparavant)
Le roman s'achève dans le parc de la ville où un peintre « génial » (à la manière d'un
Salvador Dali, cf. 41 ss.) est en train de peindre : l'image de cette trinité : un commandant de la sûreté rayé des cadres ; un indicateur ivre, baptisé le Taon par ses employeurs ; et celui sans qui les deux autres n'auraient pas existé. » (428