Note liminaire :
Pynchon, celui-ci en particulier, ne se lit pas n'importe comment, mais pas de la manière dont on croit. Prendre des notes serait la chose la plus bête à faire. Il y a 2500 personnages nommés environ. Une bonne quinzaine ont leur importance, et 7-8 sont indispensables. Se laisser emmener par le rythme, se laisser "couler" dans
Pynchon en n'y voyant qu'un largage de chapitres aussi, pas très malin finalement. Que faire alors ? Comme énoncé dans V. : "Keep cool, but care".
Deuxième lecture, pour être sûr.
Pourquoi, après un V. plutôt clair même si non linéaire, et un The Crying of Lot 49 plutôt sombre mais condensé, pourquoi donc,
Pynchon a-t-il fait ça ? C'est un merdier permanent. Ça couche, ça pleure, ça mange des excréments, ça court dans toute l'Europe, le héros lui-même se désagrège totalement, pour n'être qu'une somme exponentielle de personnages bidons, de chansons paillardes, etc.
Parce que le monde est complexe. Parce que le temps, l'espace et le hasard ont cette méchante manie de laisser s'accumuler les informations. Surcharge cognitive permanente, à devenir fou.
Ça donne envie hein ? High-concept : Un jeune G.I. Américain a des érections aux endroits précis où tombent les V-2 nazis pendant le Blitz, à Londres donc. Il les note sur une carte. C'est là où il couche en fait. Tyrone Slothtrop (pour les noms, faut pas chercher : Enthropy ? Sloth-rope ?) plait bien aux petites Anglaises (le bol). Ça coïncide avec la carte de Roger Mexico, qui bosse au même bureau ! La carte des points de chute des V-2 !
Puis l'Afrique. Les Héréros de von Throta. Leurs descendants. La Hollande. La France (le Casino Herman Göring de Monaco). Enfin l'Allemagne, à la recherche du missile 000000. Et l'Allemagne à nouveau, Los Angeles quelques années plus tard... Et qui c'est qui débarque ? Ce serait pas Pirate Prentice, découvert dans V. ?
Ça tombe plutôt bien, ayant sous la main ma critique de Swim-Two-Birds de Flann O'Brien, voilà une petite idée qui peut nous éclairer : je me cite au carré -- c'est pas ma faute, juré : "Les personnages doivent être interchangeables, à l'intérieur d'une même oeuvre et d'un livre à l'autre. La somme des oeuvres existantes sera considérée comme une réserve de types possibles d'où les auteurs avisés pourront à leur gré extraire leurs personnages, n'ayant à en créer de nouveaux que lorsqu'ils ne trouvent pas la marionnette désirée." (Narrateur, Swim-Two-Birds).
Chez le Pynch, pas d'attachement personnel aux personnages, ou très peu. Quand ils pleurent parce qu'ils ne comprennent rien. Ou quand ils s'entêtent dans leurs délires paranoïaques permanents, gluants, éjaculants. Tout le monde court dans tous les sens, on ne sait plus qui aime le pain au bananes (oui) et qui aime boire de l'urine (id). C'est pas grave. C'est pas grave. Et si c'est grave, c'est ce monde qui est grave. Drôle, paresseux, multiple, sale, alcoolique, acheteur, vendeur, sprinteur, lâche (Si tu te caches, on te cherche : l'un des fameux proverbes du paranoïaques égrainés au sein d'un chapitre).
Livre-Monde donc, comme disent les cons. Pourquoi 5/5 ? Pourquoi il faut le lire ? Parce que c'est le paroxysme de la digression romanesque, parce que
Pynchon aurait pu écrire des traités de sociologie, de philosophie, de sciences cognitives et d'ingénierie, mais qu'il s'est lancé dans une entreprise bien moins évidente mais plus forte en tout.
C'est souvent drôle, mais surtout désespéré. D'un optimisme désespéré. Un lyrisme extrême qui tend à l'abstraction totale, à la remise en ordre du paradigme du lecteur par le choc du nombre, de l'hystérie globalisée.
Ça exprime la vie, sa désagrégation, le Monde Moderne, qui ressemble tristement et violemment à la vie.
J'ai peur d'y ajouter une seule ligne. Lisez-le, ou ne le lisez pas. Mais ne la ramenez pas trop si vous l'avez fini. C'est simplement qu'il ne vous a pas fini.