Très beau, très poétique. Une réflexion sur les temps de la vie.
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Elle saisit le cuir enfermant le pied droit. Pendant un instant tout s’arrête. A-t-elle reparlé ?
Je recule, j’avance, c’est pareil, je voudrais ressortir sur le perron, respirer l’air tiède de la soirée, ne pas être présent. Attends. Mais quoi ? L’odeur, la tristesse, la noirceur sont étouffantes, mais si je ferme les yeux ou repousse le moment, je ne serai pas moins témoin.
Prêt ? Finalement la botte vient aisément. Élise l’a, vide, dans ses mains, comme un creux dans son corps. La chaussette exposée est crasseuse, trouée, laissant voir largement le pied sale, mais apparemment sain. Elle pose la botte, attrape la deuxième, Jean l’observe, elle a l’impression de voir ses yeux derrière un masque, elle sent qu’il s’absente, elle aimerait l’entendre dire encore une fois d’attendre.
le pied gauche pèse différemment, lui semble plus lourd, le cuir est poisseux. Attends, se dit-elle, Jean ferme les yeux, elle se sent abandonnée, elle tire. Contre une résistance visqueuse d’abord, puis contre rien, ça va trop vite, elle manque tomber, a l’impression de rester longtemps suspendue, le souffle coupé. Le temps de voir, sentir, imaginer ce ue c’est que ce pied en déliquescence. Quelques lambeaux d’une étoffe indéterminable sont enracinés dans la chair noirâtre, bleuâtre, verdâtre, suppurante. Jean a perdu conscience, des traces de larmes brillent sur son visage, Élise laisse tomber la deuxième botte, elle cache son nez dans le pli de son coude. Ensuite elle sortira, elle vomira, elle criera à l’aide.
Dans la cour, la jument patiente, elle est à l’ombre maintenant.
On se moque de lui, de l’air béat qu’on lui trouve pendant les jours, les semaines suivant la naissance, puis, par la suite, toujours, pour son attachement à ce poulain, cette pouliche, cette jument. Elle s’appelle comment ? Je ne sais pas, je ne lui ai pas demandé. Ça fait rire Mathilde, c’est bien.
Cette question du nom revient souvent. Jean répond diversement suivant son humeur ou la personne qui la pose. Elle n’en a pas. Elle n’en a pas besoin. Elle n’a jamais su, ou n’a jamais voulu me le dire. Je ne l’ai jamais compris. Déjà, qu’on l’appelle un cheval ne la concerne pas. M’a-t-elle donné un nom à moi ? Croyez-vous qu’en me voyant chaque jour elle se dit, voilà Jean qui arrive, mon homme ?
Une sensation d’abord, l’homme n’y est pas pour l’instant, ou est subsidiaire, c’est sa fatigue qui avance, une sensation de cuir, un cuir souple, épais, résistant, je le sens, je vois son grain. Une paire de bottes. J’ai envie de les toucher, de les mettre, mais il y a déjà des jambes, qui marchent, qui boitent. L’homme est descendu de son cheval, ils marchent ensemble, ils rentrent à la maison.
Un voyage qui persiste dans le temps.
Différents états d’usure des bottes se superposent, du cirage à la boue, jusqu’à la poussière qui couvre tout à la fin, moite, agglutinée en bas de cette de gauche dans les bajoues de cuir tombant autour du talon quand, arrivé, l’homme se laisse glisser de la selle pour la dernière fois, se tassant comme un sac de pommes de terre en prenant appui sur l’immobilité de l’animal qui maintenant détourne la tête.
Je comprends alors qu’une fois ses bottes enlevées cet homme ne marchera plus jamais.
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