Dans la préface du roman,
Jean Paulhan nous apprends que Duranty appelait Gautier «Le gros forçat»,
Flaubert «Ce petit tarabiscoté», et disait des poètes : «Ils ont la langue plus lourde que de nature, elle remue de son propre poids.»
Le malheur d'Henriette Gérard a été publié une seconde fois par Gallimard en 1942, dans la collection blanche.
J'ai lu ce roman en 1981, lors de sa réédition dans la collection l'imaginaire Gallimard (on ne rendra jamais suffisamment gloire à cette collection). Ma libraire de l'époque, à Tours, une Américaine répondant au prénom sublime de Nancy, me le recommanda, le comparant à une
Madame Bovary avant l'heure.
Je viens de le relire avec le même plaisir qu'à l'époque pour l'ajouter à ma liste de romans du XIXème siècle dans le cadre du challenge en cours.
A Villevieille, propriétaire du domaine les Basses-Tournelles, la famille Gérard est une famille heureuse et comblée. le père, Pierre «s'était placé à la tête de l'agriculture de l'endroit». La mère, Caroline, avait «la réputation de la femme la plus spirituelle du département. Elle avait pris l'initiative de la charité, de la philanthropie dans le pays (...)»
«On admirait le talent musical de mademoiselle Henriette Gérard, et on louait la modestie de son frère Aristide.»
Au bal, dont il est question dans les premières lignes du récit, Henriette va rencontrer «Emile Germain dont la physionomie laide, mais pleine de bonté et d'intelligence, sortait des types auxquels elle était habitué.»
L'histoire est connue et, sous des formes nouvelles, toujours d'actualité : «Henriette plut aussi au jeune homme, et ils se regardèrent assez souvent pour comprendre qu'il fallait finir par se parler.»
Badinage amoureux d'Henriette et Emile.
Lutte morale de Madame Gérard dévote de l'abbé Euphorbe Doulinet, qui ne parvient pas à détacher cette femme pieuse de son attachement coupable pour le président
Charles Moreau de Neuville qui selon Henriette : « (...) ne paraissait jamais devant ses yeux sans qu'elle lui appliquât intérieurement la terrible épithète «l'amant de ma mère !»».
Une nouvelle venue à Villevieille, «(...) une madame veuve Baudouin, femme assez riche, originaire de la ville ;» va profiter de la jalousie de l'abbé Durieu «mortifié de ce que madame Gérard lui eût préféré le curé Doulinet, auquel il était supérieur par l'intelligence ;»
Les mécanismes de l'intrigue sont en place. Madame Gérard dépitée, dont l'audience à Villevieille s'effrite au profit de celle de Madame Baudouin, dont la liaison avec le Président Neuville n'est plus un secret pour personne - « Les dévotes faisaient alors à l'égalise des neuvaines pour l'âme de madame Gérard.» - ne peut accepter que sa fille ne passe point par les mêmes détours amoureux qu'elle-même. La jeune fille résiste :
On ne peut réussir à couler le moule où on voudrait jeter sa propre expérience, sa raison.
Ah ! dit le curé, oui, si on le pouvait !
Henriette, répliqua madame Gérard, est acerbe et a trop de prétentions !
Au quart du récit, le tableau se précise. Duranty nous a présenté la communauté de Villevieille, repliée sur elle-même, ses rentiers, ses propriétaires, ses élites, le curé et le juge, sa «guerre des vieillards contre les jeunes gens».
Cette guerre est à son paroxysme lorsque les rendez-vous clandestins d'Emile et d'Henriette, sont découverts. Madame Gérard met toute sa duplicité au service d'un objectif dont son mari ne veut pas se mêler, séparer définitivement Emile et Henriette. le frère de Pierre Gérard, l'oncle Corbie, qui a des vues sur sa nièce, le président
Charles Moreau de Neuville, de même vont passer leur rancoeur à faire en sorte que madame Gérard y parvienne.
Puisqu'ils ne peuvent avoir Henriette, cet Emile, ne l'aura pas non plus. Caroline Gérard reçoit Emile venu faire sa demande en mariage et l'en détourne, puis elle fait une relation très partiale de son entrevue avec le jeune homme à sa fille Henriette.
«Elle avait vu entrer sa mère souriante, et elle s'était levée, emportée par un mouvement de joie, se disant : - Nous sommes mariés !
«je l'ai trouvé raisonnable, dit la mère, et n'attachant aucune importance à cette amourette.»
Quel coup reçut Henriette ! Sa figure s'altéra comme ravagée par une longue fièvre, et montra à madame Gérard que ses calculs étaient bons, car leur effet destructeur commençait déjà.»
La famille se met à la recherche d'un mari.
«Il fut convenu que Corbie irait chercher Mathéus le surlendemain. Il lui écrivit aussitôt, et le vieil homme parut à ses domestiques d'un entrain et d'un mouvement étranges la veille de sa visite aux Tournelles.»
Le piège se referme sur Henriette, sans qu'elle n'en voit le mécanisme. Elle épousera Mathéus. Et attendra Emile toute sa vie.
Déterminons maintenant, comme l'avait suggéré autrefois Nancy, s'il y a du
Madame Bovary chez Henriette Gérard.
Je répondrai, non !
Autant Emma Bovary se laisse mener par des amants peu scrupuleux et se soumet à leur bon vouloir, avant d'abandonner, autant Henriette Gérard apparaît comme une femme libre, qui ne se soumet que par la contrainte, sans perdre la conscience de la nature de ses sentiments.
«Elle en avait fini, songeait-elle, avec toutes les trahisons, les bassesses et les innombrables convoitises qui la torturaient. Elle ne haïssait personne, maintenant ; une confusion de crépuscule s'abattait en sa pensée, et de tous les bruits de la terre Emma n'entendait plus que l'intermittente lamentation de ce pauvre coeur, douce et indistincte, comme le dernier écho d'une symphonie qui s'éloigne.»
«Henriette ne voulait point baisser la tête, et alors elle s'irritait de ne pouvoir se justifier mieux que par son amour pour Emile. Elle luttait moins parce qu'elle croyait avoir raison que parce qu'elle ne pouvait se résoudre à accorder raison à des personnes qu'elle n'estimait pas et à se soumettre à leur direction.»
«Nous ne pouvons savoir si votre sentence est bonne , dit-elle, donc rien n'est encore fini.»
Henriette, après avoir perdu ce qui lui était le plus cher, aura encore la force de se venger.
A lire si vous ne connaissez pas encore ce roman.
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