Ce petit livre écrit en 1930 n'est sans doute pas le plus remarquable de l'auteur mais on y retrouve avec bonheur sa langue goûteuse si caractéristique.. On suit avec plaisir la déambulation du jeune provincial fraîchement débarqué dans les rues de la capitale tous les sens en éveil avec un immense amour de la vie que rien ne peut décourager.
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Tous les chats de Paris sont sur les toits de Paris. Il y a là le chat blanc de la crémière, bas sur pattes, ocré, rond, ronron, la langue épaisse, gourmand de lait et de crémières. Il y a le chat de Madame Durand, ocellé, roué, tout écrit comme un journal, pareil à un petit zèbre de l'air. Et le minet de la bonne, au cinquième, lâche et chaud dans son pelage bleu-blanc-rouge. Sur les toits des Champs-Elysées sont les beaux chats de la bourgeoisie, les grands angoras joufflus, pleins de principes et de lois, la rosette au poitrail, avec leurs moustaches de gendarme et leurs fourrures de chez Paquin. Plus loin, voici les chats du Champ-de -Mars, la queue en trompette, la tête en forme de képi, guerriers d'appartements en service au poste de T.S.F. Et puis les chats du XVè, les chats des petites toitures de fortune, en manches de chemise, en caleçon, lestes, faméliques, poivrots de lune. Et les matous du Bois, silencieux, confortables, épris de fortunes et de bonnes fortunes, les Rolls-Royce des chats. Et les chats de Montmartre et des Batignolles, chats des bistrots et des cours à linge, aigus, inverses, maigres de vices,luisants de coco, la queue à l'envers. Et les chats du Boulevard de la Chapelle, en casquette à carreaux, juchés sur les piles du Métro. Et les chats d'Italie, pauvres chats de misère noire, frères cadets des rats, nourris de miettes et de coups de pieds. Et les chats du Luxembourg, chats étudiants, blanchis sous le harnais, chats sorbonniques, chats parchemin...
L'air frais aère sa cervelle, ses sens. L'odeur de la ville, cette odeur de pierre et de bête, entre dans ses narines comme un fleuve. Toutes les énergies physiques de son être sont à l'émerveillement. Est-il né dans une maison des champs, du côté de Limoux en France, ou bien en quelque cahute du Capricorne? Qu'importe! Il n'est aujourd'hui qu'un jeune assemblage d'atômes encore peu cohérents, mais avides, une poignée de cellules dans toute leur spontanéité. Il n'a nul souci des Pourquoi et des Comment. Il est tout poreux, perméable. Paris le traverse comme un tamis. Il regarde ces hautes bâtisses semblables aux Pyramides, ces autobus tangueurs et ces champs de choux de piétons. Quelle aisance dans la démarche de son âme! Pas un instant il ne se sent inférieur à un taxi, à un palais. Il entre de plain-pied dans la Ville comme dans son domaine, sur le cheval blanc de sa simplicité. Tout cela, tout cela fait partie de l'administration de son rêve. Il ne connaît pas d'autres limites que celles de l'oeil nu.
S'il lit un livre , c'est pour y trouver une heure exquise. Il lit peu, à voix haute si possible, dans les bois de préférence. Il lit dans un total détachement. S'instruire , connaître: quels maigres prétextes! Lui, il n'a souci que de jouir . Que lui importe l'auteur et toute sa généalogie, et comment c'est composé et si on a mis dix ans à l'écrire? Minces détails pour savantissimes vieillards! Notre garçon prend le livre comme un objet entier et fini en soi, comme un tout clos, bon ou mauvais, comme une pêche mûre. S'il y mord, c'est toujours pour le bon motif: pour l'amour.
Soudain, au commandement du chef d'orchestre des lunes, ils se mettent en mouvement, tous les chats de Paris, sur tous les toits de Paris. (...) Un crispement infinitésimal sape les murs de l'ombre.
Extrait du livre audio "Sur le fleuve amour" de Joseph Delteil lu par Richard Bohringer. Parution CD et numérique le 19 janvier 2022.
https://www.audiolib.fr/livre/sur-le-fleuve-amour-9791035404048/