Il m'aurait été bien difficile de résister à cette Masse critique privilégiée, pour laquelle je remercie Babelio et l'éditeur du Seuil, qui m'ont proposé la lecture de ce roman de l'autrice danoise
Ane Riel.
J'avais eu le plaisir "glaçant" de lire son roman "
Résine", publié en 2021, et qui me reste parfaitement en mémoire.
Pourquoi un roman, parmi tant d'autres lus, laisse-t-il son empreinte dans nos souvenirs, pendant que certains, pourtant d'un style très agréable, s'évanouissent ? La vieillesse peut-être ? Hum... J'en arrive à un score d'années empilées qui pourrait être effectivement un indice!
La question serait alors plutôt de s'interroger sur la faculté de certains auteurs à nous marquer, non que leurs romans pourraient figurer sur ma liste "À emporter" sur une île lointaine, mais leur style, l'atmosphère particulière dont ils infusent leur histoire est si prégnante qu'elle en prendrait presque plus le pas sur les évènements eux-mêmes.
Et je dois reconnaître ce talent récurrent à
Ane Riel. Elle m'avait déjà fait très forte impression avec "
Résine", et elle confirme ici sa virtuosité à créer une atmosphère de malaise, tout en plongeant ses protagonistes dans une spirale, dont le lecteur, spectateur impuissant, pressent l'inéluctabilité dramatique.
On retrouve dans "
Les fantômes ne pleurent pas", la même thématique déjà présente dans le roman précédent "
Résine ": celle du foyer, de l'intérieur, de la vie familiale, plus dangereux que l'extérieur. Celle aussi d'un basculement au sein d'une famille, qui, d'apparence jusqu'alors aimante, s'enfonce dans une forme de folie, pas à pas, doucement, sans que l'on puisse tirer la sonnette d'alarme, car elle s'installe insidieusement et nous prend sournoisement en otage. Ce qui est au début toléré comme une étrange absurdité ou une bizarrerie loufoque finit par révéler une démence menaçante.
Et surtout,
Ane Riel maîtrise l'art du décalage: elle n'a pas son pareil pour faire jouer une musique douce sur des images inquiétantes, d'où cette ambiance d'étrangeté qui nimbe ses deux romans. Sa façon de distiller la crainte d'un danger ou la révélation d'un événement terrible m'évoque d'ailleurs le style de
David Vann.
Vous voilà donc avertis,
Ane Riel est du genre à mettre l'ambiance, mais certainement pas celle du samedi soir !
L'atmosphère compte beaucoup pour moi dans un roman, mais encore faut-il qu'elle donne vie à un récit qui ait une consistance. Et
Ane Riel parvient à nous conter une histoire qui aurait pu paraître bien banale, mais qu'elle traite sous l'angle d'une triple temporalité, égrenant avec parcimonie les indices qui nous permettent de remettre le puzzle des évènements en ordre. Mêlée à l'atmosphère énigmatique et inquiétante, cette narration non linéaire crée ainsi un suspens.
Si le précédent roman avait pour héroïne une petite fille débrouillarde, celui-ci met en avant Alma Sørensen, une dame âgée vivant seule dans une maison, située dans une petite bourgade de campagne dans le Jutland. D'emblée la maison elle-même frappe par ses nombreuses descriptions et par le choix de l'autrice de lui avoir conféré "deux visages": une façade donne sur la rue, façade présentée au voisinage, mais l'autre s'ouvre sur les champs, qui constituent l'horizon quotidien de cette dame âgée. Cette thématique du "double visage" prendra son sens ultérieurement.
Très vite on est frappé par la solitude d'Alma. Alma fuit le monde, elle ne souhaite plus voir personne, les gens lui font peur. Son monde se contingente à sa maison; son activité à celle, restreinte, du quotidien, enfermée dans ces quelques pièces. Remonter l'horloge et retirer la poussière des meubles sont ses seules activités.
Autour de la maison dont elle ne sort jamais, le jardin est laissé à l'abandon et la nature a repris ses droits, participant encore un peu plus à la sensation d'isolement d'Alma, comme si le jardin constituait une barrière infranchissable, empêchant quiconque d'approcher, ou Alma de sortir. On ne peut que penser aux Bois dormants du conte, enfermant la princesse. Alma semble en effet enfermée. Mais par quel mauvais sort ?
Son âge, ses pertes de mémoire, sa solitude et sa surdité l'isolent.
À travers Alma, l'autrice nous plonge doucement dans un enfermement cotonneux: le lecteur se sent privé de sens comme l'est Alma elle-même, perdue sans repère temporel, privée de sons, sans mémoire solide, perclue de rhumatismes, isolée sans contact humain, pas même une sortie dans le jardin. Même la télévision est cassée, personne ne vient la réparer et Alma regarde donc la "neige" à l'écran comme seul divertissement télévisuel.
Sa perception du monde est parcellaire, parfois embrumée. "En ouvrant les yeux, elle ignorait quel jour on était. Les jours se confondaient. Et ses pensées avaient fini par se ralentir autant que ses mouvements."(P.31)
Ses interactions avec le monde sont inexistantes, ne lui reste plus alors à disposition que ce qui fut pleinement vécu: le passé dans lequel elle se retranche.
Par bribes, Alma nous conte sa vie. Elle évoque avec nostalgie son mari disparu, leur vie à deux, combien ils s'aimaient tendrement, les épreuves qu'il a fallu traverser... et puis pointe le malaise, une dissonance commence à vriller le récit. Que s'est-il passé ? Pourquoi Alma est-elle calfeutrée à l'intérieur?
Puis, comme un pendant lumineux à la situation de réclusion d'Alma, apparaît un garçonnet promenant quotidiennement son chien aux alentours de sa maison. Alma trouve enfin une raison de se lever: voir ce garçon, essayer de capter son regard, attirer son attention, sans sortir de chez elle ! Elle l'appelle Otto, comme feu son époux, car sa surdité la prive de présentation en règle.
Elle qui est sourde, lui trop jeune pour savoir écrire, communiquer est un défi. Alors il faut se deviner. Voilà qui crée une relation d'emblée peu commune! Il y a une douce ironie à les voir jouer tous les deux au Memory, Alma n'ayant aucune mémoire ! Cet enfant timide mais lumineux va éclairer la vie d'Alma. Elle remonte alors le fils des souvenirs qu'elle a tout autant enfouis que sa mémoire altérée ne les a effacés, révélant les évènements qui ont poussé cette femme à s'exclure du monde.
Mais il ne faut pas s'y tromper. Si l'atmosphère figée et silencieuse semble prédominante, elle n'est qu'une conséquence de ce que
Ane Riel veut pointer avec pudeur. Car elle évoque des thèmes durs, celui notamment de l'emprise et de la maltraitance.
Elle ausculte aussi avec une grande délicatesse le thème de la vieillesse: "Les jeunes remplaçaient les vieux , qui n'étaient plus que des ombres et finissaient par s'estomper. On les oubliait alors qu'il n'avaient pas encore complètement disparu. C'était ainsi: ils s'enfonçaient dans le brouillard."(P.31)
Malgré parfois quelques longueurs, j'ai été happée par le talent de l'autrice à nous plonger en apnée dans ce récit aussi oppressant qu'émouvant, auprès d'une femme qui tente de renouer avec la vie.