Ma légende

"Ma légende" est un ouvrage qui sort de l'ordinaire grâce à la couverture, qui représente un tableau de l'auteure peint par une autre écrivaine albanaise, la poétesse Mimoza Ahmeti, et grâce à une préface du père de la littérature contemporaine d'Albanie, Ismaïl Kadaré, une chose tout à fait exceptionnelle.

Mimoza Ahmeti est née en 1963 à Krujë, à une quarantaine de kilomètres au nord de la capitale Tirana, et a publié plusieurs livres en Albanais dont "L'Absurde coordinatif" sorti en France en 2002 est probablement son plus réputé.
Pour l'année de la naissance d'Ismaïl Kadaré il faut renverser les chiffres après les 2 premiers, 1936 donc et à Gjirokastër, à presque 250 km au sud de Tirana, mais c'est en France qu'il s'est exilé et a obtenu l'asile politique, en 1990. À lui seul, Kadaré a écrit une véritable bibliothèque. Son ouvrage le plus illustre "Le Général de l'armée morte" de 1963 a été un best-seller mondial, traduit en plus de 43 langues.

J'ignore si Ismaïl Kadaré a écrit cette préface parce que Bessa est "délicate" et "belle" (selon ses dires) ou parce qu'elle est la fille de Mehmet Myftiu, un écrivain rebelle et son ami depuis plus d'un demi-siècle ? Mehmet, qui a aujourd'hui 90 ans a écrit plusieurs livres en Albanais, notamment le roman "L'écrivain" que sa fille a traduit en Français.

Selon Kadaré, "Bessa avait compris que sous une dictature communiste on est parfois confronté à de fatals obstacles que ni la jeunesse ni la beauté ne peuvent surmonter". En 1991, à 30 ans, Bessa Myftiu est partie pour la Suisse et s'est installée à Genève, contrairement à son pauvre paternel qui s'est obstiné à vivre à Tirana, où pourtant le dictateur l'avait mis en hôpital psychiatrique et, à sa libération, frappé d'une interdiction de publication, le condamnant à vendre des cigarettes dans un minuscule kiosque.

Le grand Ismaïl Kadaré se souvient avec nostalgie que la très jeune Bessa "venait parfois à la maison nous faire lire ses écrits" (page 11).

Bessa Myftiu commence son histoire de façon bien à elle, une façon que j'apprécie de plus en plus. "Enfant, j'ai dû être heureuse et, pourtant, j'aimais la tristesse.... Ainsi, j'écrivais des poèmes lugubres et des contes moroses..." Ce roman a été son tout premier, publié en 1998, et déjà il y avait ce style qui m'a fort séduit dans des oeuvres ultérieures à elle : "Confessions des lieux disparus" de 2007 et "La dame de compagnie" de 2018 (critiqués les 16 et 29 février dernier).

"Ma légende" est la saga d'Era Kondo, une enfant avec une imagination carrément débordante "rien ne m'a jamais autant effrayé que mon imagination" et qui à l'école raconte des histoires insensées, bien qu'elle sache que "les enfants, plus que les adultes, ont besoin de choses vraies". La petite Era rêve d'abord de devenir actrice, ensuite écrivaine.

Dans quelle mesure le parcours d'Era Kondo correspond à celui de Bessa Myftiu elle-même est virtuellement impossible à déterminer, à moins de la connaître personnellement, ce qui est malencontreusement pas mon cas, bien entendu. Quoi qu'il en soit, notre héroïne vit dans un pays où la liberté est une chose rare. Son père a les pires misères avec les autorités parce que sa conception de la liberté de parole par exemple se trouve quelque part à l'opposé de la pratique officielle ! À lire la biographie de Mehmet Myftiu on comprend.

Conforme à son rêve, elle entre à l'École des Beaux-arts et ... en sort "déprimée". Outre plusieurs conseils de discipline, la direction l'oblige à recommencer sa première année, parce qu'elle ne sait pas balayer la classe comme il faut.
"Un trop mauvais moment à passer seule" et elle se marie avec Sokol, le plus laid de sa classe, mais intelligent et débrouillard. Bientôt elle se trouve enceinte et mère d'une fille appelée Ana.
Bessa Myftiu a une fille, nommée Elina, à qui elle a d'ailleurs dédié ce premier roman.

Femme mariée et mère, Era conclut qu'elle est "sur la bonne voie". Elle entre à l'université d'Elbasan (une ville à une quarantaine de kilomètres au sud-est de Tirana) comme professeure de littérature, et nous voyons défiler Shakespeare, Stefan Zweig, Albert Camus, Anton Tchekhov et... Ismaïl Kadaré !

Avec Sokol, devenu réalisateur de films documentaires, cela ne s'arrange guère et Era pense fréquemment au divorce, ce qui au paradis marxiste d'Albanie est loin d'être simple. C'est à ce moment qu'elle a dans sa classe un étudiant, Arian, qui répond à ses critères de beauté masculine : grand, élégant, maigre (Sokol est gros), triste et "si possible tuberculeux".

Avec la passion entre Era et Arian, j'arrête mon résumé et vous laisse avec ce nouveau couple, le bébé Ana et un Sokol qui se demande comment récupérer sa bien-aimée.

C'est avant tout le style et la formulation typique de Bessa Myftiu qui me plaît. Il est très rare de lire des romans si riche en phrases courtes qui vous interpellent et apostrophent autant que les siens.
Comme professeure de littérature Era estime que la littérature "ne s'enseigne pas, elle se ressent" (page 71).