J'ai depuis mon adolescence une grande curiosité de tout ce qui touche au monde russe. Grâce à la diffusion des boîtes à livres dans nos villes et villages, j'ai découvert grand nombre d'écrivains de la période soviétique qui n'intéressent plus grand monde et échouent dans ces boites à don de plein air. Lire ces auteurs aujourd'hui, quand on est comme je le suis, née un peu avant la chute du mur de Berlin, c'est entrer de plain pied dans la complexité d'une époque, d'un contexte qui nous est totalement étranger et dont il me semble que nous avons, pour mon ressenti en tout cas, construit une perception assez binaire.
La lecture des mémoires de Constantin Mikhailovitch Simonov, transcrites depuis ses propos alors qu'il était, en 1979, déjà affaibli par la maladie, représente une nouvelle occasion de déconstruire cette vision superficielle et simpliste de la littérature soviétique : en bref, réduite à ne s'intéresser qu'aux opposants. Car avec Simonov, on a affaire à un ponte littéraire du régime, écrivain mainte fois primé et introduit dans les hautes sphères du pouvoir jusqu'à côtoyer Staline à plusieurs reprises.
Au cours de ces souvenirs transmis avec le souci de la précision, basés sur les notes ou documents de l'époque, Simonov ne cesse de questionner son parcours d'écrivain, depuis ses missions en tant que reporter de guerre, à son statut de rédacteur en chef de revues littéraires, interlocuteur des autorités, en voyage dans le monde entier au service du régime.
Son récit permet de mesurer l'emprise totale exercée par Staline sur la vie littéraire de son temps, la surveillance et la manipulation permanente à laquelle étaient soumis les écrivains, considérés par le pouvoir et spécialement par le chef suprême comme des fonctionnaires de premier plan.
Au crépuscule de sa vie, Simonov n'essaie pas de se donner un rôle avantageux et les mea culpa ne sont pas rares au fil de pages. Outre une plongée passionnante dans les événements et le paysage littéraire de l'époque, qui sont éclairés par de nombreuses notes de bas de page, le lecteur touche du doigt les mécanismes du totalitarisme dans leur action directe sur la vie d'un intellectuel de bonne volonté.
En intitulant son texte "
Par les yeux d'un homme de ma génération", Simonov reconnaît à la fois sa responsabilité individuelle, car ce sont bien ses yeux qui ont vu, mais aussi le conditionnement propre à cette génération qui était la sienne, et ne laissait pas de réelle liberté pour analyser en toute conscience ce que les yeux voyaient.
À noter que le présent recueil se présente comme un mémoire de ce que fut Staline en tant qu'homme politique, et que Simonov a souhaité traiter indépendamment de la question de Staline en tant que militaire, sur laquelle il s'est posé de nombreuses questions. Mais je ne suis pas sûre que la suite de ces mémoires aie été publiée en français, malgré l'annonce d'une publication aux éditions Delga.
J'ai énormément apprécié cette lecture qui m'a permis de découvrir Constantin Mikhailovitch Simonov, et l'éditeur le Temps des CeRISES, grâce à une opération de Masse Critique. Fondée il y a une trentaine d'année sous l'emblème de la chanson de la Commune de Paris, le Temps des CeRISES se consacre à diffuser des textes inédits ou introuvables, principalement consacrés à la pensée et la culture communiste, et à la nécessité de faire face aux crises (d'où le jeu de mot typographique) de notre temps.
J'avais repéré cet éditeur dans la bibliographie d'un de mes auteurs soviétiques fétiches,
Tchinguiz Aïtmatov. Je salue le travail important réalisé pour proposer au public français ces oeuvres qui permettent de questionner notre regard, en l'occurrence sur la littérature soviétique, thème devenu très cher à mon coeur. Quant à Simonov, sa sincérité m'a touchée et j'ai déjà prévu de le relire !