Une lecture passionnante, qui tient la promesse de son excellent titre !
Déjà, le principe d'écriture à quatre mains est intéressant.
Clément Osé et
Noémie Calais se sont connus sur les bancs de
Sciences Po, tous les deux ont rompu avec leurs habitudes citadines pour s'engager dans l'agriculture. Mais là où Clément fait le choix d'une ferme collective autosuffisante, renonçant à manger de la viande en raison de son empreinte écologique, Noémie, elle, décide de vivre de l'élevage des cochons noirs dans le Gers. Clément observera donc Noémie, l'interrogera et la photographiera tandis que Noémie nous livrera des extraits de ses carnets, tout pleins de ses "mots bruts, sans filtre".
Tous deux réfléchissent de concert à l'état actuel et au devenir de l'agriculture, de l'élevage. Il y a effectivement urgence à méditer sur ces thèmes ! C'est d'autant plus intéressant de le faire dans la confrontation de deux pensées, de deux expériences différentes. La réflexion enclenchée par les coauteurs ne cesse en effet de chercher son équilibre entre deux pôles, entre deux clans, entre élevage industriel, dont les limites et la cruauté sont soulignées, et défense de la cause animale type L214, dont le positionnement caricatural est symptomatique d'une crise de la sensibilité face à l'environnement, elle-même issue d'un rapport perverti à la nature. L'une des qualités de l'ouvrage est son esprit de nuance, loin de tout militantisme obtus ou d'un manichéisme qui appauvrirait le débat.
Avant de commencer ma lecture, j'avais pourtant une réserve quant au choix que fait Noémie de l'élevage. Comment peut-on aimer ses animaux et les tuer? le choix de la viande n'est-il pas contraire à un engagement écologique ? Ne peut-on pas plutôt s'en passer? Quelques passages éprouvants plus tard qui nous obligent à faire face à la réalité de l'abattage, les réponses de Noémie, empreintes d'humanité et de mesure, ont fait changer mon point de vue. Oui, on peut aimer ses cochons et les tuer dans des conditions dignes, comme une participation réfléchie au cycle de la vie.
Outre la réflexion croisée qu'offre cet ouvrage, c'est aussi le parcours des auteurs qui rend le livre passionnant car il permet de poser un autre regard sur l'agriculture. Ce ne sont pas des paysans issus de plusieurs générations qui parlent de leur métier, mais des urbains diplômés qui ont fait le choix d'une nouvelle vie. Noémie, étudiante brillante, après un début de vie professionnelle qui l'est tout autant, décide de tout quitter. Par amour des cochons et pour calmer une « sensibilité chimique multiple » qui déclenche chez elle, à 25 ans, des symptômes de pré-Alzheimer, qui iront s'aggravant si elle ne change rien à son mode de vie.
S'installer dans le Gers la guérit. Mais ce nouveau départ va la confronter à de nombreux obstacles, d'autant qu'elle décide de tout faire elle-même: élevage, abattage, découpe, vente sur le marché. En la suivant, on ressent une immense admiration pour son courage. On découvre également les écueils de la vie paysanne : fatigue, coups du sort (bêtes malades, coulées de boue), pauvreté, difficulté de construire une relation amoureuse solide, découragement, doutes, sentiment d'incompréhension…
Dans le même temps, on comprend de manière éclatante tous les bonheurs qui sous-tendent son choix de vie radical: la solidarité entre gens de la terre, les échanges avec ses clients du marché, son amour du goût et des traditions, sa fierté de « préserver la diversité du vivant », son bonheur de vivre dans la nature, l'indépendance du mode de vie paysan, garante d'une indépendance intellectuelle à laquelle elle ne renoncerait pour rien au monde. Voilà pour la beauté de l'aventure, qui rend notre lecture lumineuse.
On voit évoluer Noémie, de plus en plus assurée dans ses gestes, cherchant toujours à préserver le vivant de son mieux en plantant des arbres par exemple, pour prévenir l'érosion des sols et permettre à ses cochons de pâturer en liberté. En fin d'ouvrage, elle a renoncé à la moitié de son troupeau, distribue moins de céréales pour accroître leur rôle de recycleurs naturels de déchets, reprend des poules, a planté des fruitiers, s'associe à un collectif. le futur est envisagé sur le mode de l'espérance, de la créativité et de la détermination.
On a envie de la remercier, elle et tous ces gens qui font du bien à la nature, qui défendent une vision respectueuse et intelligente de l'agriculture en plongeant les mains dans la boue, dans le sang et le lisier. Ils le font pour nous et pourtant, nous ne les soutenons pas. le livre se clôt sur l'invitation que Noémie lance à ses lecteurs à la rejoindre dans sa ferme, dans un vibrant "appel à nous libérer des dépendances qui nous enchaînent à la production aveugle". Elle a besoin d'espérer un rapport plus harmonieux au vivant, et plus encore, d'espérer que la société s'ouvre à son point de vue et reconnaisse l'utilité de son action. En cela, cette lecture ne nous invite pas qu'à la réflexion: nous pouvons agir aussi, en changeant nos habitudes alimentaires et en soutenant des actions comme la sienne. Parfois, lire nous enjoint à agir !
Lu dans le cadre du Grand Prix des lecteurs Pocket 2024.