Pas le début,
la percée d’une ligne :
être sur la brèche
n’a rien d’un commencement.
Ce n’est pas le début –
j’allais l’écrire –
mais la fin,
déjà la fin.
J’en suis à peine au début
et c’est déjà la fin
sans que je puisse revenir en arrière.
J’ai beau crier :
pas encore,
pas si vite,
l’heure vient,
trop tard,
c’est déjà la fin
et tout est comme ce doit être, à la fin,
muet, sans appel du lointain,
sans un signe qui fasse entendre notre amour,
sur une scène qui continue pourtant de tourner.
p.12
Tout reprendre à la ligne
percée autrefois. Je reprends,
prends le risque, en un mot,
de courir à ma perte.
Une fois de plus,
il n’y a pas d’autres mots,
je cours à ma perte.
Sur cette scène où tout va très vite,
je suis le personnage arraché à tes bras,
qui t’adresse la parole
comme s’il allait mourir l’instant d’après,
en tout cas le jour même,
bien que le jour ne se lève pas à la même heure
pour toi et pour moi, côté cour et côté jardin.
Le théâtre permet de se laisser gagner
par l’élan triomphal des mots,
pourtant sans avenir,
qui vous abandonnent dès le lever de rideau,
mais que la mort n’abandonne pas.
p.20
Je sais.
Je ne me souviens pas des mots,
mais je n’oublie pas.
Mon présent est la proie du passé
où se terrent les squelettes embrassés
qui tiennent debout par miracle.
Les murs se referment sur le mensonge,
la griserie des gagnants
à l’heure des saluts :
du jour qui les mène à leur perte,
ils font un jour de grâce.
Je reste sans voix dans ce chaos
où l’on ne s’entend pas.
Pas de quoi en faire une histoire, je le sais.
Mais si je garde les lèvres closes,
ce n’est pas que pour dissimuler mes dents.
Si je garde les poings fermés,
ce n’est pas que pour joindre l’acte au silence.
p.22
Qui es-tu depuis que tu n'as plus de visage ?
Poursuivre, c'est poser des mots qui dessinent un trajet, un récit, une expérience vécue. L'apprentissage d'une langue, c'est l'apprentissage d'une vie.
Écrire
sans se salir les mains,
sans aligner jour après jour
des traces d’infamie,
impossible,
je n’y arrive pas.
J’ai beau écrire avec mon cœur,
la chair, les nerfs à vif,
je n’y arrive pas.
Arrêter,
ni plus ni moins arrêter,
me perdre une fois pour toutes
dans le blanc de l’hiver,
je n’y arrive pas.
Danser, risquer deux ou trois pas,
bouger jambes et bras
pour développer des lignes,
je n’y arrive pas.
Même chanter
pour ne pas écrire,
me perdre une fois pour toutes
dans ma propre voix,
je n’y arrive pas.
p.14
Alain Veinstein. Cent quarante quatre signes.