Alexievitch Svletana – "
La fin de l'homme rouge, ou le temps du désenchantement, suivi de A propos d'une bataille perdue" –
Actes Sud / Babel, 2016 (1ère publication en russe et en français en 2013) – traduit du russe par
Sophie Benech – 676 p. (ISBN 978-2-330-06684-0)
Ce n'est pas un roman, mais un recueil de témoignages, collectés par l'auteur entre 1991 et 2001, principalement en Russie mais aussi dans d'autres pays de l'ancien empire soviétique.
Autre caractéristique : pratiquement tous les témoignages sont de source féminine, même lorsqu'il s'agit d'évoquer la destinée de tel ou tel homme, mais l'auteur ne précise pas s'il s'agit de sa part d'une volonté délibérée ou du simple fait qu'elle n'a pas réussi à faire causer des hommes.
Pour ma part, je dois aussi préciser que je porte sur ce livre l'oeil de quelqu'un qui a passé quelques années de sa jeunesse en ex-Allemagne de l'Est communiste, sous l'occupation soviétique, et qui y est retourné évidemment juste après la chute du mur de Berlin.
Quasiment tous les récits ici recueillis et publiés, télescopent à la fois la période stalinienne, la période de l'effondrement soviétique nommée "Perestroïka" mené par
Mikhaïl Gorbatchev, puis la période d'avènement d'un capitalisme sauvage mafieux sous l'égide de
Boris Eltsine.
Concernant la période stalinienne, deux strates se mélangent, mêlant étroitement les réalités du Goulag avec le "triomphe" sur les nazis lors de la Seconde Guerre Mondiale ainsi que les débuts de la conquête spatiale et le culte organisé autour de Gagarine.
Je puis témoigner combien ce triomphe sur les "nazis" (que le bon peuple assimilait à un triomphe sur "les allemands", éternels rivaux dans la domination de l'Europe Centrale depuis quelques siècles) était littéralement matraqué, ressassé, incorporé aux rites officiels... et aux programmes scolaires dès le plus jeune âge. La visite de grands monuments comme celui du Treptower Park de Berlin-Est était obligatoire pour tous les citoyens du bloc communiste (le magnifique guerrier soviétique sauvant un enfant allemand – "après avoir violé sa mère" ajoutait la vox populi teutonne à mi-voix).
Et ça marchait ! Dans l'imaginaire du brave citoyen soviétique de base, c'était – comme le montre cet ouvrage – LA grande épopée qui justifiait tous les massacres staliniens, avant et après la guerre.
Je suis retourné en Allemagne de l'Est après la chute du mur de Berlin : personne en Europe capitaliste n'évoque ni n'imagine l'humiliation et la stupeur que ressentirent les soldats soviétiques des troupes d'occupation dans les deux ou trois années qui furent nécessaires entre 1989 et 1992 environ pour les rapatrier en Russie : vers la fin, ils se trouvaient dans une situation matérielle si misérable qu'ils en venaient à brûler leurs propres meubles pour se chauffer ! J'ai photographié, avec une immense commisération, ces gradés soviétiques portant encore l'uniforme à l'étoile rouge, ignorant pour la plupart aussi bien l'allemand que l'anglais, errant parmi les symboles de ce qu'on leur avait appris être le pire capitalisme, depuis les grosses bagnoles jusqu'aux gigantesques pub à la gloire de coca-cola, remplaçant les slogans communistes.
Ce point n'est pas évoqué dans ce livre, qui relate cependant abondamment le sort similaire – et souvent bien plus terrifiant – que vécurent les citoyens russes qui s'étaient expatriés dans les pays qui composaient l'ancien empire rouge, comme par exemple l'Azerbaïdjan (Bakou), des citoyens russes "ordinaires" qui durent s'enfuir pour sauver leur vie.
Concernant le Goulag et la terreur stalinienne en général, les témoignages recueillis ici montrent que le communisme inventa un degré de plus dans la manière de terroriser la population. En effet, là où les nazis s'étaient "limités" (!!!) à une élimination physique systématique en massacrant des juifs, des tsiganes, des ecclésiastiques et des opposants en recourant à la Shoah par balle puis par gazage et crémation, les communistes se livrèrent à des massacres et pogroms tout aussi importants quantitativement (si ce n'est plus) mais y ajoutèrent la destruction psychique des individus : après quelques années de Goulag destructeur de l'individu par humiliation autant que par sévices, l'un ou l'autre des témoins cités dans ce livre eut "le droit et le plaisir" de se voir obligé de réintégrer son ancien emploi, travaillant chaque jour en face de celle ou celui qui l'avait dénoncé et ainsi expédié dans les camps...
Ceci étant, il est rigoureusement vrai que – dans tous les pays du bloc communiste – les livres (ainsi que les spectacles culturels comme le théâtre, à condition de rester bien dans la ligne) tenaient une place très importante, comme c'est souvent souligné ici. Malgré la censure extrêmement sévère et sourcilleuse, les gens accédaient tout de même aux grands classique de l'époque "bourgeoise" et même, phénomène tout à fait étrange – au roman le plus anticommuniste qui soit, intitulé "Le Don paisible", objet d'un véritable culte (voir recension).
Par ailleurs, comme tous les témoignages réunis ici en attestent, il est tout aussi vrai que dans tous les pays du bloc communiste, la population "ordinaire" (c'est-à-dire toutes celles et tous ceux qui n'appartenaient pas aux couches dirigeantes du parti communiste) vivait perpétuellement dans une pénurie complète des articles les plus élémentaires de la vie quotidienne, à commencer par la nourriture (pas grand chose à part le chou et les patates), mais ceci affectait aussi les vêtements (de très mauvaise qualité et souvent mal taillés, mal assemblés, j'ai longtemps conservé des pyjamas exemplaires de la production socialiste – et que dire des pitoyables collants féminins !), les articles de droguerie (se procurer un peu de savon ou de lessive – et quelle lessive ! – relevait de la gageure), les articles d'hygiène (le papier toilette ou les protections féminines disparaissaient des étalages pendant plusieurs semaines) etc etc.
Les gens perdaient ainsi des heures et des heures à faire la queue devant des magasins quasiment vides.
Au sujet de la pénurie systématiquement entretenue par le système communiste, une blague courait partout : "les communistes ont pris le pouvoir dans le Sahara, et deux ans plus tard, un communiqué informe la population que les usines d'état manquent de sable"...
Vint ensuite la "Perestroïka" menée par
Gorbatchev, tant vantée dans les riches pays occidentaux par les ayatollahs de la (dés)information. Les témoignages réunis ici dégagent grosso modo deux attitudes.
D'une part l'enthousiasme de celles et ceux qui crurent pendant quelques temps à l'avènement de la démocratie et d'un capitalisme merveilleux ou d'un "socialisme à visage humain" (eh oui, les illusions du printemps de Prague de 1968 n'étaient pas encore dissipées, même en Allemagne de l'Est, il y eut des gens suffisamment naïfs pour prôner une "troisième voie" !) : il s'agissait le plus souvent des gens vivant dans les grandes villes et tout particulièrement à Moscou.
D'autre part la méfiance immédiate de celles et ceux – principalement dans les campagnes – qui souffrirent quasi immédiatement de l'effondrement de l'empire soviétique, parmi lesquels les russes vivant dans des pays devenus indépendants, victimes d'effroyables guerres civiles impitoyables : du jour au lendemain, les ex-voisins tout gentils deviennent des massacreurs, comme on le voit sous d'autres cieux, en lisant par exemple "
Petit pays" de
Gaël Faye ou en évoquant la décomposition de la Yougoslavie.
Cette période s'enchaîne avec l'avènement d'un capitalisme pour lequel l'adjectif "sauvage" s'avère nettement insuffisant. Quelques "oligarques" surent accaparer en quelques mois si ce n'est quelques jours la plupart des maigres richesses subsistant sur le cadavre du communisme : en général, il s'agissait des anciens dirigeants plus ou moins occultes du système communiste. Ces témoignages sur la Russie rejoignent sur ce point les romans écrits par
Sofi Oksanen qui se déroulent en Estonie, comme par exemple "
Les vaches de Staline"ou "
Purge" (voir recensions).
Dans cette accumulation de témoignages, je constate cependant l'absence complète de deux thèmes majeurs.
Premier point : aussi sidérant que cela puisse paraître, la guerre du Vietnam-Cambodge (1955-1975) n'est jamais, jamais citée ! Dans aucun témoignage ! Plus de six milles officiers soviétiques furent pourtant directement présents sur le terrain, mais aussi et surtout, cette guerre contraignit l'URSS à fournir constamment un gigantesque effort militaro-industriel qui saignait les finances du pays quasiment à blanc, tout comme plus généralement la course aux armements visant à rivaliser avec les États-Unis et le bloc occidental.
Second point : bien avant la chute du régime soviétique, il était clair pour de nombreux observateurs indépendants (celles et ceux qui conservaient leur bon sens et ne se pliaient pas au diktat de l'intelligentsia de gauche) mais aussi pour les gens ayant – comme ce fut mon cas – vécu dans ces pays, que ces régimes étaient devenus des régimes de type mafieux. En Allemagne de l'Est, les plus téméraires employaient d'ailleurs l'expression "diese Mafia" pour désigner le parti communiste SED, je l'ai même entendu dans la bouche d'un véritable communiste grec réfugié là depuis des décennies, et les communistes chiliens firent rapidement le même constat.
Ce qui nous renvoie d'ailleurs au premier point cité, cette mafia s'étant cristallisée puis ayant proliféré surtout autour du complexe militaro-industriel mais aussi de l'appareil d'Etat de répression : Poutine en est l'illustration la plus aboutie. Je suis étonné qu'aucun des témoins n'ait abordé cet aspect.
Pour conclure : ce livre est important même pour des lecteurs français, car il ne faut jamais oublié combien le Parti Communiste Français pesa dans la vie politique de notre pays de l'après Seconde Guerre Mondiale jusque dans les années mille neuf cent quatre vingt, en soulignant que nous "bénéficiâmes" d'un parti communiste stalinien jusqu'à la moelle, constamment resté aux ordres de Moscou (les fameux "moscoutaires"), sans oublier qu'un
Eluard composa une "si belle" ode au grand Joseph, Petit Père des Peuples... Pourtant, dès 1947, des millions de français avaient eu accès au témoignage "J'ai choisi la liberté" de Viktor Kravtchenko, et le procès retentissant de 1949 devant le Tribunal Correctionnel de la Seine permit à des rescapé-e-s comme
Margarete Buber-Neumann de décrire l'enfer du Goulag...
Pendant plus de trente ans, il fut impossible dans notre doulce France si tant plein cartésienne et démocratique, de faire entendre un point de vue critique sur cette réalité soviétique que tant de gens pourtant connaissaient : une leçon à méditer ?