En 2013,
Svetlana Alexievitch déclare dans un entretien au Figaro : "très tôt, je me suis intéressée à ceux qui ne sont pas pris en compte par
L Histoire. Ces gens qui se déplacent dans l'obscurité sans laisser de traces et à qui on ne demande rien"
Comment garder des traces de l'humain au tréfonds de l'obscurité ? Des traces de l'indicible dans le langage et la mémoire ? Ce livre est une tentative de réponse à ces questions. On y touche l'insoutenable absurdité de la vie à chaque page, à chaque phrase, qui nous rentre dans le coeur comme une épée et dans le ventre comme un uppercut.
Je n'ai jamais autant pleuré en lisant un livre. J'ai dû m'interrompre souvent, face à ces phrases qui coupent le souffle, ces mots qui serrent la gorge, cet horizon de tragédie insondable. Une même histoire, une expérience commune partagée par ces témoins qui par leur diversité nous ouvrent des perspectives toujours nouvelles de désespoir et de malheur. Il faut pouvoir supporter ça avant de se lancer dans cette lecture...
L'intensité de ce qu'on éprouve en lisant
Les cercueils de zinc vient du fait que ce livre regroupe des témoignages. Paroles brutes, livrées de façon tellement fidèle qu'on a le sentiment d'entendre les voix, de voir surgir des visages dans leurs émotions, des regards... J'ai eu particulièrement mal en lisant les récit des mères et des veuves, qui subissent, impuissantes, la perte de ce qui leur était le plus cher.
Lire un témoignage rédigé à la première personne n'est déjà pas facile : je me souviens de mon expérience de lecture de
Primo Levi ou
Imre Kertész.
Svetlana Alexievitch nous livre une somme de témoignages. Autant de points de vue sur une même tragédie, d'abord publiés dans la presse puis regroupés dans ce livre. Autant dire que la charge est très, très lourde.
S'exprimant elle même pour contextualiser vaguement sa démarche, elle donne également à lire certaines réactions reçues pendant la publication de son enquête.
À chaque page, ce sont donc de "vraies" personnes qui parlent et c'est cette absence de distance romanesque qui rend la lecture si bouleversante, cette foule de personnes prennent place, nous font face et nous devenons les témoins sidérés de leur souffrance.
L'ambivalence de l'humain devant la violence, la crudité de la guerre, l'emprise d'un système idéologique, la naïveté de la jeunesse, la douleur insondable des mères et parents orphelins de leurs enfants, ces thèmes sont au coeur d'un de mes romans préférés,
Vie et Destin. Mais
Vassili Grossman structurait une fresque grandiose, permettant au lecteur de reprendre son souffle et de se laisser porter par sa narration.
Svetlana Alexievitch au contraire reste dans une posture de journaliste et nous livre avec brutalité les faits, rapportés par les témoins. Et c'est tout. Il s'agit donc d'une expérience littéraire absolument troublante sur la forme.
Et quand au sujet, j'avoue que je n'avais aucune conscience et connaissance de cet épisode de guerre de l'union soviétique en Afghanistan. Il faut dire que pour les gens de ma génération, l'Afghanistan est un de ces pays perpétuellement en guerre dont on a jamais vraiment compris qui étaient les belligérants.
C'est en lisant avec enthousiasme le roman de
Benoît Vitkine,
Donbass, que j'ai pris conscience de l'existence de ce conflit et du traumatisme associé.
Les cercueils de zinc y sont évoqués et le sujet est central dans la structure de l'intrigue de ce
roman policier, écrit lui aussi par un journaliste.
La lecture des Cercueils de zinc de
Svetlana Alexievitch m'a donc permis, en allant jusqu'au bout, surmontant le sentiment profond de désespoir que m'inspiraient ces pages, de rendre hommage à ma façon à ces êtres humains brisés par l'histoire, sa violence et son absurdité. Leur parole a été entendue...
Expérience littéraire et humaine absolument brute, la lecture de ce livre nous donne à voir l'extrême tragédie de la vie humaine, le caractère dérisoire et absurde de toute compassion.
Il nous manifeste la puissance des mots et de la littérature qui questionne les limites de notre humanité.