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Critiques filtrées sur 4 étoiles  
Ce livre est la somme d'interviews données par l'autrice après la fin de la guerre entreprise par les dirigeants de l'ex-URSS en Afghanistan. Il est paru après la fin de l'empire soviétique. Elle a interrogé de nombreuses personnes, de situations et d'âge variés, femmes et hommes : veuves de guerre, mères de soldats, militaires de différents grades, infirmières, etc... Cela représente un travail considérable pour lequel elle sera à la fois vilipendée dans son ex-pays (cf. les procès que les nationalistes lui ont fait, en particulier en Biélorussie et par lesquels elle conclue ce livre) et félicitée (en Occident et ailleurs aussi).
Le documentaire littéraire est poignant de bout en bout, à commencer par le récit d'une mère dont le fils est devenu un assassin à son retour.
Les hommes, les femmes et les animaux souffrent autant.
Ce livre nous montre la guerre dans toute son horreur, avec son lot de mutilations, de massacres par entraînement, de drogue, de retour difficile et incompris à une vie qui ne peut plus être normale même si le soldat ou l'infirmière est revenu.e intacte physiquement, de problèmes psychiatriques, de harcèlement des bleus, de corruption, de maladies, de mort et de sang. Les récits se ressemblent et l'autrice ne nous épargne rien, comme d'habitude lorsqu'elle écrit sur ce sujet, qu'il lui semble être de prédilection (mais nécessaire).
Quel dommage que Svetlana Alexievitch n'ait pas conservé les cassettes de ses enregistrements, qui lui auraient permis d'encore mieux se défendre ; et, en dehors du dégoût que m'inspire cette guerre - et toutes les autres aussi - j'ai été surprise par un passage où une mère avoue sa préférence pour son fils décédé par rapport à son frère (et que celle-ci a réfuté lors d'un procès).
Ce livre est un reflet de l'embrigadement d'une classe de la population soviétique par leur éducation nationaliste, c'est certainement à quelques nuances près due à notre époque de sur-information ce qui se passe là-bas encore à l'heure actuelle : j'ai été hantée durant ma lecture par l'actualité en Ukraine. Mais hélas tous les pays (excepté quelques rares et petites exceptions) comportent leur lot de nationalisme exacerbé qui risque de conduire à des guerres fratricides (refusons l'enrôlement de notre jeunesse, c'est une opinion personnelle).
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Alexievitch ou la violence du monde à hauteur d'homme, et la vérité crue cachée dans les replis des livres d'histoire.
L'histoire de cette guerre-là est méconnue de toute part, en Occident comme du côté russe où l'on apprend qu'elle fut présentée, comme d'ailleurs celle en Ukraine aujourd'hui, comme un événement périphérique dont la plupart se contrefichaient, et comme une opération de bienveillante fraternisation avec un peuple afghan que l'armée russe venait aider à poser les bases d'un socialisme triomphant et libérateur. Plantant des arbres et construisant des écoles, disait-on.
C'est évidemment l'envers du décor que l'auteure nous donne à entendre, tendant sa plume empathique aux soldats meurtris, aux épouses délaissées, aux gradés désabusés, aux infirmières horrifiées, à ces tous jeunes hommes envoyés souvent contre leur gré se faire mutiler dans un conflit et un pays auxquels ils ne comprenaient rien.
La somme impressionnante de témoignages fait bien sûr son effet, en dépit de la sensation de répétition er de (non) organisation brouillonne des récits que j'avais déjà ressentie dans "La guerre n'a pas un visage de femme".
Publié une première fois en 1992, ce livre est cependant enrichi dans une nouvelle édition des éléments relatifs aux multiples procès intentés contre l'auteure, à laquelle on ne peut que reconnaître (même s'ils révèlent avant tout les manipulations dont elle a été victime), l'honnêteté de mettre en avant les reproches de partialité voire de travestissement qui lui sont faits, et le courage de porter une voix de vérité dans un système qui la censure.
C'est aussi, et surtout, une rare fenêtre ouverte sur une page d'histoire sordide et vide de sens que ce livre m'aura fait découvrir.
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Témoignages durs, crus, désespérants. La structure du livre est assez pénible, le style est proche de celui de la supplication et de la fin de l'homme rouge, mais les témoignages sont tous extrêmement similaires, ce sont tous soit ceux de militaires de carrières, soit de jeunes appelés, soit de jeunes femmes (celles qui témoignent sont le plus souvent infirmières), je trouve dommage que dans la plupart des cas aucun élément ne nous indique à quelle période ils se sont retrouvés en Afghanistan : au tout début (79/80), avant la perestroïka, après celle-ci, ou encore la dernière année. le lecteur entre immédiatement dans le vif du sujet. Ce qu'elle dénonce c'est surtout la tromperie sur cette guerre, dont les informations soviétiques parlaient peu, qui était censée être un soutien au régime afghan instauré depuis avril 1978. Une fois sur place ils ont découvert une guerre qui n'avait aucun sens, l'hostilité des populations civiles qu'ils étaient censés aider et que finalement ils combattent, la contradiction avec les articles qui paraissaient dans les journaux qui ne parlaient jamais des combats, les multiples trafics auxquels se livraient des soldats à la solde plutôt faible (trafic de nourriture, de matériel médical, de munitions, voire d'arme ou d'essence), tenues militaires antédiluviennes et inadaptées au climat, rations alimentaires périmées de plus de vingt ans, … et au retour, s'ils revenaient vivants, dès le début, incompréhension de la société russe (mal informée) puis, au fil du temps, mépris, rejet (au point que certains amputés préfèrent dire qu'ils ont eu un accident de la route). Et, de toute évidence, des individus broyés sur le plan physique et sur le plan psychique, souffrants en plus de stress post-traumatique non diagnostiqué et non traité. Les comptes rendus des ennuis judiciaires de Svetlana Alexievitch, dès la parution des premiers passages dans la presse sont édifiants et donnent une image de la société russe et biélorusse du début des années 90. Malheureusement je ne suis pas sûre que les Cercueils de zinc aient été beaucoup lu en Russie et Biélorussie. Il y a bien eu dans les deux pays une pièce de théâtre (objet encore d'ennuis judiciaires!) et deux films documentaires en Biélorussie en 91 et 92 (mais sont-ils passés à la télévision?). Aucune leçon n'en a été tirée en Russie visiblement puisque la société russe est devenue plus militariste sous Poutine que pendant la période soviétique (jusqu'aux derniers slogans de l'époque soviétique qui trônaient encore au sommet d'immeubles, tels « Paix dans le monde ! » qui sont en cours d'enlèvement car ils sont considérés comme de la propagande pacifique qui nuit à l'image de l'armée russe et de la Russie !). Un livre nécessaire, à lire par petites doses car c'est bien assez éprouvant.
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Elle s'était promis de ne plus écrire sur la guerre. Et pourtant, à l'orée des années 1990, Svetlana Alexievitch reprend ce thème dans Les cercueils de zinc qui vise à porter la lumière sur une phase sombre de l'URSS : la guerre en Afghanistan (1979-1988). Ni roman ni enquête journalistique, le livre est un récit documentaire, s'appuyant sur des témoignages, lesquels sont sélectionnés, assemblées et mis en mot par Alexievitch. A ce titre, Les cercueils de zinc est une oeuvre littéraire et non pas journalistique.

La structure du livre rend pleinement compte de sa dimension sociologique. Une courte genèse du livre est exposée puis suivent les témoignages divers, avant que l'auteure ne mette l'accent sur les réactions qui ont accompagné la sortie de son livre : remise en cause des nostalgiques de l'URSS, procès intentés par les propres témoins qui ont documenté le livre, soutien de ceux qui n'avaient jamais pris conscience de l'horreur de cette guerre et qui remercient Alexievitch. Les cercueils de zinc serait à la fois un livre d'histoire et l'histoire d'un livre qui pose un regard critique sur l'URSS et la Biélorussie post-soviétique.

Les témoignages, qui constituent la plus grande partie du livre, sont bouleversants. de manière intelligente, Svetlana Alexievitch a voulu interroger tous ceux qui ont pris part, de près ou de loin, à cette guerre méconnue : soldats (artilleurs, pilotes, fantassins, éclaireurs, sapeurs …) bien-sûr, mais aussi officiers, médecins, infirmières et encore les mères de soldats morts ou revenus traumatisés par cet épisode. C'est un cortège d'horreurs que raconte l'auteure à travers les voix de ses témoins : les membres arrachés par les mines anti-personnelles, les villages rasés, les enfants tués, les oreilles coupées qu'on collectionne, une fois séchées. Dans l'armée, point de solidarité : les bleus sont dépouillés de leurs effets personnels à leur arrivée par les anciens et les libérables, certains sont battus, d'autres volés. Puisque l'équipement est inadapté et parfois insuffisant, les soldats soviétiques ont recours au marché noir. Sous-nourris, ils vendent les armes qui les tueront plus tard contre toute sorte d'objets sans importance.

Ces hommes qui tuent prennent l'habitude de le faire. Un camarade mort devient un poids mort qu'il faudra tirer de la montagne pour le ramener à la base. Un vieillard et son âne deviennent des ennemis et des cibles potentiels. A leur retour, ayant porté les tripes de leurs amis, ayant vu les visages en bouillie, ils retrouvent une société dans laquelle il faut réapprendre les codes sociaux. La société les prend pour des privilégiés, eux qui ont pu rapporter de leur séjour en Asie centrale des montres japonaises ou du parfum français. le décalage est immense, et rappelle quelque peu le traumatisme qu'ont vécu les soldats américains en rentrant du Viêt-Nam.

Dans la guerre, les femmes existent aussi. En URSS, on les considère comme des prostituées, et certaines, il est vrai, ont vendu leurs charmes. Mais beaucoup d'infirmières ont fait un travail terrible, raccommodant les membres, consolant les hommes qui pleuraient et appelaient leur mère à l'article de la mort. Elles ont laissé des enfants derrière elles, en URSS, et elles ont laissé leur âme en Afghanistan.

Ces hommes et ces femmes se trouvent isolés dans une société qui n'a vécu que pour le collectif. Les mythes soviétiques – le soldat héroïque, l'enfant qui console sa mère et lui rappelle ses devoirs pour la Patrie – sont détruits par la vérité de la guerre. En Afghanistan, c'est le communisme soviétique qui s'effondre dans l'indifférence d'une société pressée par la pauvreté latente, aveuglée par la propagande qui fait croire à une guerre internationaliste – se rappelant au bon souvenir de la Guerre d'Espagne –, à une mission de civilisation et d'aide envers les frères afghans. Les Afghantsy, ces soldats soviétiques ayant fait cette guerre, ont définitivement perdu leurs illusions.

Les témoignages des mères sont les plus poignants. Elles ont élevé leur progéniture dans le respect de la Patrie et de l'idéologie, certaines ont même poussé leurs enfants à devenir des militaires : voilà qu'ils reviennent dans des cercueils de zinc. Parfois, ces cercueils ne sont pas ouverts, ne contenant que de la terre d'Asie car le corps, explosé par une mine, a été ramassé à la main et au seau et jeté dans une fosse commune. Leurs fils avaient 18, 19, 20 ans. A peine hommes, les voilà morts.

Les réactions contre le livre sont exemplaires et témoignent de l'absolue difficulté que peut avoir une société à regarder ce qu'elle a laissé faire. Car loin de laisser la responsabilité à la seule Patrie, Svetlana Alexievitch interroge la responsabilité de chacun dans une société où ce n'était guère l'habitude. Les enfants chéris, elle les décrit comme des tueurs avides de mort. On la remet en cause, on l'accuse, révélant par là-même le fonctionnement d'une justice qui n'en a que le nom.

Avec humilité, puisqu'elle se met entièrement au service de son projet, Svetlana Alexievitch offre un livre à la puissance évoquant ces alertes, lancées par des écrivains, des cinéastes, des musiciens, criant au monde la vérité de ce que l'homme peut faire à ses semblables.
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Qu'est-ce que la vérité ? et qu'est-ce que la littérature ?
Ces questions importent traversent toute l'oeuvre, et toute la vie de l'autrice pourrait-on dire. Elle écrit pour dire la vérité, en faisant oeuvre de littérature. Voici sa réponse. Or, quelle vérité ?
Nous sommes au pays de Tolstoï qui prône l'amour de la vérité, "la vérité qui doit s'imposer sans violence" - une référence donnée plusieurs fois par Svetlana Alexievitch elle-même. Nous sommes aussi dans un Etat totalitaire dont le journal officiel s'appelle la Pravda - la "vérité", et dans le contexte d'après Orwell qui nous a appris que "l'ignorance, c'est la force". Quelle vérité doit donc s'imposer ?
Celle des témoins - soldats, officiers, infirmières, veuves et mères - dont Svetlana Alexievitch recueille la parole, avec leurs souffrances, leur amertume, leur colère et leurs désillusions ? Celle des autorités et de la propagande, pour qui les "brigades internationalistes" apportaient les bienfaits du communisme à un peuple frère, et pour qui les soldats sont des héros de la patrie ?
C'est pour répondre à ces deux grandes questions que le texte lui-même, relativement court, s'accompagne de près de cent pages d'articles et de comptes-rendus de procès. Car Svetlana Alexievitch a été accusée, accusée de diffamer ses témoins, de les déshonorer ses témoins, de leur faire dire des mensonges. L'évocation de ce procès est intéressante d'un point de vue historique, même si j'aurais aimé quelques explications sur le contexte. Ce procès se tient plusieurs années après la parution du livre, décrivant un pays qui n'est plus, l'URSS, mais dans un nouveau cadre politique, où les militaires au pouvoir depuis 1991 veulent acquérir une légitimité. Ces éléments auraient mérité d'être présentés.
Qu'est-ce que la littérature ensuite, en particulier la littérature de témoignage ? C'est une des questions du procès. Svetlana Alexievitch est-elle une autrice, ou une journaliste qui rapporte "juste" les paroles qu'elle a enregistrées, telles qu'elles, sans médiation, sans mise en forme, sans mise en récit ? Des spécialistes de la littérature ont même été convoqués pour rendre un avis d'expert. le prix Nobel de littérature que l'autrice a reçu postérieurement pourrait être une réponse. J'avais déjà lu deux oeuvres de Svetlana Alexievitch, et, ici, j'ai été un peu surprise par son intervention directe. Elle intervient - quelques fois seulement, quelques phrases, cherchant même un "héros principal" qui pourrait servir de personnage. Se questionner sur son écriture, n'est-ce pas justement faire oeuvre de littérature ?
Une oeuvre forte, par sa forme, son style, et évidemment son sujet qui atteint l'universel : la guerre est horrible et fait souffrir, dans chaque camp il y a des mères et des veuves qui pleurent, des blessés qui ont perdu espoir. Mais ce récit résonne avec mon contexte de lecture, la guerre en Ukraine, d'autres jeunes soldats embrigadés pour apporter la mort en terre étrangère au service des intérêts d'un pouvoir qui les dépasse.
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L'intervention armée soviétique en Afghanistan déclencha une guerre longue : 1979-1989, et particulièrement féroce, que l'on compare à raison avec celle que les États-Unis ont livrée au Vietnam. Dès le retrait des troupes, tirant sans doute avantage de la Perestroïka et se rendant aussi sur place, Svetlana Alexievitch s'est attelée à son activité littéraire déjà expérimentée dans deux ouvrages précédents et qui lui vaudra ensuite le prix Nobel (2015), entre autres récompenses, pour son célèbre et magistral La Fin de l'homme rouge (2013) : la cueillette d'un nombre très important de témoignages, et leur réécriture juxtaposée sans commentaire, restitution littéraire d'entretiens oraux sous forme de « récit documentaire » ou de « genre des voix », comme elle qualifie son travail. Les témoins sont des anciens combattants de l'Armée Rouge, gradés ou non, appelés ou volontaires, y compris des femmes infirmières pour la plupart, rentrés indemnes ou plus souvent mutilés et en tous cas physiquement et psychologiquement atteints, ainsi que des mères et des veuves de soldats tombés au front. Paroles de victimes soviétiques.
Leurs représentations de leur expérience ont mis en évidences tous les aspects les plus abominables d'une guerre, mais également les plus inconnus de l'opinion publique jusqu'alors. En effet, si la propagande soviétique et un militarisme toujours puissant en URSS avaient longtemps minimisé voire occulté tout le côté guerrier des opérations, insistant plutôt sur le « devoir internationaliste » d'une armée « à effectifs limités » occupée principalement à des actions humanitaires et de coopération avec un « peuple frère », au point de cacher jusque les « cercueils de zinc » et de faire disparaître les soldats blessés, si l'univers militaire retranché et imperméable fourguait comme partout ses valeurs d'héroïsme guerrier, de virilisme et d'omerta, la société civile, pour sa part, au fil du temps, avait acquis la conviction que cette campagne afghane était au mieux une « erreur politique », au pire une atrocité doublée de corruption et de trafics en tous genres. Les jeunes congédiés se trouvaient donc, souvent, dans une situation assez semblable à celle de leurs arrière-grands-pères démobilisés de la Guerre de 14-17 : aliénés.
Leurs témoignages, pour le coup, parlent de tout autre chose : de survie, de peurs, de privations, de mutilations parfois volontaires, d'incommunicabilité, d'intimité avec la mort, d'appétence pour la cruauté, de psychismes détraqués, de sentiments à la fois plus primaires et infiniment plus intenses. Les abjections typiques de toute guerre mais spécifiques à celle-ci, avec tous les détails abominables que des mémoires récemment traumatisées sont capables d'évoquer, sont donc représentées ici de façons diverses et sous des angles qui, à la parution, étaient inattendus de tous : lecteurs, écrivaine et d'une certaine manière témoins eux-mêmes. Ce qui leur semblait unique et singulier en le racontant en guise de confidence apparaissait désormais au grand jour, publié noir sur blanc, comme une expérience partagée, commune dans son horreur. Inacceptable. Méconnaissable. Une trahison.
Cela ne manqua pas de provoquer un reflux d'hostilité déversé principalement contre l'auteure et son premier éditeur, et qui aboutit en 1993 à un procès incroyable et exténuant, intenté à l'encontre de l'écrivaine, pour avoir « porté atteinte à l'honneur et à la dignité » des protagonistes du livre. Certains de ces derniers, ou des membres de leur famille, se repentirent en effet de leurs propos, ou ne s'y reconnurent plus, et mirent en cause la fidélité de l'oeuvre par rapport à leur parole.
Le texte du livre originaire, divisé en trois « Jours », et qui constitue plus de deux tiers de l'ouvrage, plombe le lecteur dans un état d'avilissement proportionnel à la vivacité des mémoires guerrières ; son « Épilogue », à partir des « Extraits de mes notes de travail postérieures à ce livre », traite surtout des documents relatifs au procès de 1993, sur un peu plus de 100 pages. Cette seconde partie, tout à fait complémentaire, apporte des lumières très intéressantes à la fois sur les interrogations littéraires et sur le rôle de l'engagement de l'intellectuel devenu un néo-dissident post-soviétique, sur la question notamment de la liberté de manoeuvre d'un auteur de « récits documentaires » vis-à-vis de ses témoins ; et à la fois sur la société tout entière, dans sa manière de recevoir une « vérité historique » en élaboration, réception qui s'avère bien... « dialectique » ! La vérité ici, devient une affaire de loyautés contradictoires, de narrations diversement acceptables selon la personne qui s'en fait la locutrice. Et naturellement, le jugement devient aussitôt un procès politique.


Cit. :


« Je me rappelle qu'en sixième ou en septième, le professeur de littérature russe m'a fait venir au tableau :
- Qui est ton héros préféré : Tchapaïev ou Pavel Kortchaguine ?
- Huck Finn.
- Pourquoi Huck Finn ?
- Quand il s'est posé la question s'il devait livrer Jim, le nègre en fuite, ou brûler en enfer, Huck Finn s'est dit : "Tant pis, je brûlerai en enfer", et il n'a pas livré Jim.
[…]
Près de Baghran, nous sommes entrés dans un kichlak, nous avons demandé à manger. Selon leurs lois, ils n'ont pas le droit de refuser une galette à un homme qui entre dans leur maison et qui a faim. Les femmes nous ont fait asseoir à leur table et nous ont nourris. Après notre départ, le village a lapidé à mort ces femmes et leurs enfants. Elles savaient qu'elles seraient tuées, mais elles ne nous ont pas chassés. Et nous qui arrivions avec nos lois... On entrait dans les mosquées sans nous découvrir... » (pp. 61-62)

[Extrait de [s]es notes de travail postérieures à ce livre]
« Je découvre le monde à travers les voix humaines. Elles me fascinent toujours, m'étourdissent, me charment. J'ai une grande confiance dans la vie. Telle est sans doute ma façon de voir le monde. Au début, j'avais cru que l'expérience de mes deux premiers livres, tous deux appartenant à ce "genre des voix" […] me serait une entrave dans le cas présent, je craignais de buter sans cesse sur du déjà dit. Inquiétude sans objet : la guerre en Afghanistan n'a rien à voir avec l'autre. […]
Ici, ce sont des gamins qu'on a arrachés à la vie ordinaire, à leur école, à leur musique, au dancing, et qu'on a jetés dans l'enfer, dans la boue. Des garçons de dix-huit ans, qui venaient juste de sortir de leur classe terminale et auxquels on pouvait faire croire n'importe quoi. C'est plus tard qu'ils se mettent à réfléchir, à se dire : "Je suis parti comme à la Grande Guerre patriotique, mais je suis tombé dans une autre guerre." "Je voulais devenir un héros, mais maintenant je me demande ce qu'ils ont fait de moi." La lucidité leur viendra, mais lentement et pas pour tous.
"Deux conditions sont nécessaires pour qu'un pays aime les courses de taureaux. L'une est qu'on y fasse l'élevage de taureaux, et l'autre est que le peuple s'y intéresse à la mort." (Ernest Hemingway, Mort dans l'après-midi) » (pp. 269-270)

« Le tribunal va donner une conclusion juridique à ce conflit mais il doit y avoir une conclusion humaine qui est celle-ci : les mères ont toujours raison d'aimer leur fils ; les écrivains ont toujours raison de dire la vérité ; les soldats ont raison quand vivants ils défendent les morts.
Voilà ce qui est entré en conflit dans ce procès civil. Les maréchaux, les dirigeants politiques qui ont orchestré, mis en scène cette guerre sont absents du procès. Il n'y a ici que des victimes : l'amour qui ne peut accepter l'amère vérité de la guerre ; la vérité qui doit être dite malgré l'amour ; l'honneur qui ne prend en compte ni l'amour ni la vérité, car vous vous souvenez : "Ma vie, je peux en faire don à la patrie, mais l'honneur à personne" (code des officiers russes) » (p. 344)
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Un recueil de témoignages déchirants, paru en 1954, sur les mères dévastées par la mort de leur fils à la guerre d'Indochine … des récits compilés et édités en 1962 de trouffions marqués à vie d'avoir assisté impuissants ou pire, participé et en font des cauchemars la nuit, aux tortures à la gégène ou aux viols dans les villages algériens…
Il m'est venu à la lecture des Cercueils de zinc une question, au-delà de l'aspect immédiatement bouleversant, poignant, horrible du récit documentaire de Svetlana Alexievitch sur la guerre d'Afganisthan, une question toute simple : comment diable un livre qui vous détruit le mythe de la guerre typiquement « d'aide à un état ami voisin » (comprendre aide à un gouvernement aligné sur Moscou), mythe qui a prévalu pendant toute la guerre froide – et qui continue idem coté américain ou russe – comment ce livre peut paraitre à peine 6 mois après la fin d'une guerre de 10 ans, et qui plus est en Biélorussie, dernier bastion de la dictature après l'éclatement de l'URSS ? Comment Chouchkievitch n'a-t-il pas fait interdire de publication puis emprisonner Svetlana Alexievitch, qui continue à vivre au pays, certes dans des conditions difficiles mais sans que sa liberté de circulation ne soit visée. Quelque part, on peut voir ça comme un progrès de la liberté de parole au XXIème siècle, quand l'équivalent pour les guerres que je citais au début de cette critique par provocation, n'était tout simplement pas envisageable dans la France « démocratique » des années 50-60 - et pendant très longtemps !
Et quel journaliste américain, pour un travail similaire sur la guerre en Irak, peut espérer se voir nobeliser pour avoir déconstruit le discours politique qui enverra des centaines de milliers de jeunes américains se livrer à une guerre de colonisation sur la base de mensonges militaires avérés maintenant?

Il est évident que la plupart des témoignages et des récits qu'on va découvrir pourrait s'appliquer à presque toutes les guerres et invasions de type colonialiste – car c'est bien le cas ici. L'état de l'armée russe et l'ambiance apparemment très violente au sein de cette même armée peuvent constituer des particularités mais tout le reste me semble être le fait de n'importe quelle guerre : de (très très) nombreux témoignages de mère dévastées par la mort de leur fils, des soldats qui rentrent au pays traumatisés et accusés par la population civile des violences qu'on les a envoyés commettre, des mensonges d'Etat pour convaincre la jeunesse d'aller se battre « pour la bonne cause », beaucoup d'aspect font penser typiquement à la guerre du Vietnam, notamment dans le refus des gouvernements respectifs de prendre en considération les traumatismes psychologiques des vétérans.
L'ensemble des témoignages ainsi que la partie finale autour du procès intenté en 1993 (4 ans après la parution du livre?) par quelques rares témoins accusant Svetlana Alexievitch d'avoir déformé ou même inventé leurs propos, donne une certaine vision, intéressante quoique très partielle, d'une guerre qui, au final, a quand même précipité la fin de l'URSS et, dans la foulée, en France, fait plonger le PCF de manière définitive sous la barre des 5% de votants (je sais, pas que ça…).
C'est dur, poignant, bouleversant, mais, j'ai trouvé, très répétitif et moins intéressant que « La fin de l'homme rouge ». J'ai notamment trouvé qu'il y avait beaucoup trop de « mère éplorée par la mort de son fils » avec des longueurs et des envolées lyriques un peu déplacées. Bon, peut-être était-ce justifié dans le contexte et à l'époque, je ne sais pas.
Un livre à lire absolument.
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» Stabat Mater , Requiem pour une jeunesse sacrifiée, sont les mots qui viennent à l'esprit pour évoquer ce livre de témoignages de combattants russes et de leurs mères sur la guerre en Afghanistan . Peinture terrible de l'horreur de la guerre ( et encore plus de la guerre « dissymétrique ») , de l'implacable mécanisme de dégradation militaire , d'un état bâti sur le mensonge et enlisé dans la décadence et la corruption . En complément des document sur la polémique et les procès qui ont suivi la parution du livre. Un livre éprouvant mais indispensable . A rapprocher de « Putain de mort » de Michael Herr sur la guerre du Viet-nam.
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« Défendre les frontières méridionales de la patrie » : tel est la phrase que les soldats russes entendaient lorsqu'ils étaient envoyés en Afghanistan.
A travers les témoignages des soldats revenus, des mères ayant perdu un fils et des épouses ayant perdu un mari, l'auteure dévoile la cruauté de ce conflit. C'est aussi la douleur de ces femmes qui vivront sans un être cher, souvent jeune. C'est également l'incompréhension des soldats partis avec l'amour de la patrie chevillé au corps et revenus dans une indifférence voir une hostilité générale.
Un livre témoignage qui pourrait faire référence à de nombreux conflits passés et en cours.
Un ouvrage poignant que chaque « va-t-en-guerre » devrait lire.
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Les cercueils de zinc est une suite de témoignages sur la réalité de la guerre d'Afghanistan, bien loin de la théorie officielle "d'assistance à un pays ami" (assistance qui a fait plus d'un million de morts). Malgré les horreurs de la guerre, ce dont les anciens se plaignent le plus, c'est la l'absence de reconnaissance dont ils souffrent au retour. Tous rêvaient des héros de la 2ème guerre mondiale revenus en vainqueurs, ils ont été vus comme des losers lorsque l'URSS a abandonné l'Afghanistan et que la population a préféré oublier ce conflit.

Cette suite de témoignages se lit facilement (contrairement à La fin de l'homme rouge du même auteur), et on a envie d'en savoir toujours plus. Tous décrivent la brutalité de l'armée russe dans ses interventions, l'exécution sommaire des prisonniers, le nettoyage à la grenade de villages entiers, le piégeage des cadavres pour tuer la famille qui viendrait récupérer les corps. Seuls l'alcool et la drogue permettaient aux soldats russes de tenir.

Les rebelles en face n'étaient pas des enfants de coeur non plus ("Une petite fille afghane… Elle avait accepté un bonbon d'un soldat soviétique. le lendemain matin, on lui a coupé les deux mains…"), et la haine était égale des deux côtés. A noter qu'au début du conflit les Russes achetaient de la drogue aux Afghans, à la fin les Afghans leur donnaient la drogue. Ca les arrangeait de voir leurs ennemis devenir accros.

Ensuite on note une grande différence entre les témoignages des officiers et ceux des soldats. Les officiers parlent du devoir de servir la patrie, et de la grande fraternité qui règne à l'armée. Les soldats parlent de la violence des brimades que subissent les nouveaux arrivants, et du nombre de suicides parmi les "bleus", le pire étant un jeune soldat qui a tué 7 anciens avec une grenade parce qu'il se faisait tabasser tous les jours. Puis il s'est tiré une balle. Certains racontent aussi leur départ : un bataillon est rassemblé, le commandant leur annonce qu'ils vont partir en Afghanistan et demande qui ne veut pas partir. Ca parait démocratique, ce qui arrive à ceux qui refusent l'est moins.

L'auteure donne également la parole aux femmes qui ont servi en Afghanistan, et dont tous les officiers croyaient pouvoir disposer comme bon leur semblait. Certaines y allaient pour le salaire et pour se marier avec un officier, les autres partaient avec des illusions qu'elles perdaient très rapidement.

Aujourd'hui tout le monde sait que cette guerre était barbare. Ce qui choque c'est le nombre de personnes qui ont demandé à servir en Afghanistan. Ils voulaient partir à la guerre, parmi eux les militaires de carrière (et il y en avait beaucoup en URSS), mais aussi de simples soldats qui se faisaient un devoir d'aller "aider" un pays voisin. Comment est-ce possible d'avoir envie d'aller tuer ou se faire tuer pour une cause qu'on ne comprend même pas ???

Ce récit est vraiment poignant. Je n'ai pas mis la note maximum parce que je me suis ennuyé en lisant les 50 dernières pages sur le procès de l'auteure. Elles sont longues, répétitives, et n'apportent pas grand-chose au sujet.
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