L'innovation est toujours une histoire, celle d'un processus. Il permet de transformer une découverte, qu'elle concerne une technique, un produit ou une conception des rapports sociaux, en de nouvelles pratiques.
Mais ce processus n'est pas mécanique, toute découverte ne se transformant pas toujours en innovation. Une découverte peut fort bien demeurer à l'état d'invention. L'analyse de l'innovation consiste alors à comprendre ce qui permet de passer d'un état à un autre. Elle s'attache à identifier les étapes de ce passage, étapes caractérisant l'histoire de l'action des innovateurs et de leurs opposants. Ces innovateurs ne sont pas toujours des entrepreneurs ou des chercheurs, mais disposent toujours d'une capacité à transformer l'ordre des choses. Ils sont souvent atypiques, dissidents ou critiques, avant d'être rattrapés, et parfois absorbés, par les normes qu'ils contestent. Ils s'y heurtent donc toujours, mais de manière - finalement - légitime. L'innovation n'a ainsi rien d'une action rationnelle, économiquement fondée et pacifique, elle correspond au contraire à une trajectoire brisée, mouvementée, dans laquelle se rencontrent intérêts, croyances et comportements passionnels.
L'analyse de l'innovation fait ainsi constamment apparaître des phénomènes caractérisés par des incertitudes, des réussites non programmées et des programmes qui échouent, des déviants qui ouvrent de nouvelles voies économiques, des stratèges dont les décisions sont parfois dérisoires. Elle met surtout en évidence que tout ce monde parvient, finalement, à vivre ensemble, mais jamais initialement.
Mais pour bien comprendre ce qui se joue, dans l'innovation au quotidien, il faut accepter de considérer l'ambiguïté radicale de ces situations : si les règles sont inefficaces, elles sont légitimement transgressées par des pratiques innovantes ; mais ce sont ces mêmes règles qui sanctionnent l'activité des innovateurs. Innover représente toujours une prise de risque, une forme de déviance au quotidien. De même, ce ne sont pas les élites qui peuvent décréter l'innovation puisque celle-ci représente toujours l'usage inattendu, la perversion ou l'appropriation d'une décision ou d'une nouveauté. Mais les élites savent tirer parti des innovateurs du quotidien, en transformant en lois leurs pratiques innovantes, en les institutionnalisant. L'innovation, dans les organisations, est ainsi toujours un apprentissage collectif dans lequel personne ne peut à l'avance savoir s'il a ou aura raison.
Ces circonstances n'ont plus grand-chose à voir avec les fondements de la sociologie des organisations, celle des univers bureaucratiques. Il est ici question de processus et de mouvement, et très peu de système et de changement, pour une raison simple : le changement est devenu permanent, l'état stable fait figure d'incident. Autrement dit, les formidables transformations vécues par le monde du travail au cours de ces dernières années ont amené à se défaire d'un état de type A, sans pour autant amener à un état de type B. Les organisations sont au milieu d'un gué dont elles distinguent très mal la rive. Mais il va sans dire que le mouvement décrit n'a rien d'un tout unifié : les conflits de temporalité y abondent.
On hésite toujours pour choisir le titre d'un livre, et seule l'interprétation qu'en font les lecteurs procure satisfaction ou insatisfaction. Pour ce qui concerne l'innovation ordinaire, l'oxymore a été bien compris et bien reçu, un peu comme si l'association de ces deux termes était devenue évidente.