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Résumé :
Manet ne cria pas, ne voulut pas s’enfler : il chercha dans un véritable marasme : rien ni personne ne pouvait l’aider. Dans cette recherche, seul un tourment impersonnel le guida.
Ce tourment n’était pas celui du peintre isolément : même les rieurs, sans le comprendre, attendaient ces figures qui les révulsaient mais qui plus tard empliraient ce vide qui s’ouvrait en eux.
Le Manet de Bataille est presque un personnage. Personnage littéraire d’abord, a... >Voir plus
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Critiques, Analyses et Avis (1) Ajouter une critique
Manet : nudité de la peinture pour elle-même, loin de toute éloquence, dans le scandale du voir ce qui est. Dans cette monographie, Georges Bataille met en tension l'impersonnelle, le caractère de Manet, est le grand bouleversement qu'il donne à voir dans son oeuvre. Cette belle réédition permet surtout de voir le Manet de Bataille, celui du silence, du sacré, du mystère.
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Citations et extraits (7) Voir plus Ajouter une citation
[...] C’est la dureté résolue avec laquelle Manet détruisit qui scandalisa ; c’est aussi cette raideur qui nous charme si l’art recherche la valeur suprême (ou le charme suprême), substituée à la majesté de sentiments convenus, qui jadis faisait la grandeur des figures souveraines. C’est l’humanité sans phrase, libérée des liens qui la rivent à de multiples conventions : ces conventions qu’énoncent aussi bien l’éloquence que la prose, le bavardage que le sermon. Ce qui domine si nous regardons l’Olympia est le sentiment d’une suppression, c’est la précision d’un charme à l’état pur, celui de l’existence ayant souverainement, silencieusement, tranché le lien qui la rattachait aux mensonges que l’éloquence avait créés.
Au moins dans sa forme extérieure, la manière de trancher est désormais dans la pleine lumière. Un des aspects les plus étranges de l’art de Manet tient à ses emprunts. Plusieurs fois, Manet emprunta la donnée schématique ou d’un tableau, ou d’une gravure ancienne. Nous savons depuis longtemps que la composition du Déjeuner sur l’herbe est donnée dans Le Jugement de Pâris de Raphaël, que Marc-Antoine a gravé. La donnée de l’Olympia est la Vénus d’Urbin du Titien, qu’en 1856 Manet copia aux Offices à Florence. Comme dans Le Déjeuner sur l’herbe, Manet partit d’un thème mythologique et le transposa dans le monde réel. La métamorphose est à la rigueur ébauchée dans la copie de 1856. La copie est plus proche de nous que le tableau des Offices : il y manque la douceur irréelle — et perdue — de la figure divine que le Titien représenta. Déjà la manière de Manet, rageuse, précipitée, la renvoie au monde des êtres prosaïques, soumis à la pauvreté de leur condition. Mais la copie est à peine une indication. A peine l’ébauche du mouvement qui mène à l’Olympia : seul ce mouvement dont la précision et l’autorité saisissent expose la mue qui fit généralement de la peinture une réalité changée.
Soudain, la figure divine émerge du brouillard où s’ordonnaient jadis la majesté et la beauté de formes surhumaines, délivrées de la condition. En un sursaut, elle s’éveille à ce monde-ci. Comparée à l’alanguissement de la Vénus, la présence de l’Olympia l’a dressée : de l’une à l’autre, un léger mouvement releva la tête, souleva le coude, et figea le regard droit de l’être réel. Le décor essentiel est intact : la cloison de gauche séparant le fond de la scène en deux parties, la draperie dans l’angle gauche... La servante, il est vrai, se tourne vers nous, elle s’est, si je puis dire, approchée du lit de sa maîtresse et c’est, tranchant avec le rose laiteux de la robe, une femme du plus beau noir ; à l’extrémité du lit, le chien couché en rond s’est lui-même dressé : le chien, dans ce mouvement, s’est changé en chat noir. Ces changements sont en eux-mêmes insignifiants : ils accusent cependant le passage d’un monde à l’autre. Le monde de la mythologie avait gardé la dignité qui l’assimilait, malgré tout, au monde de la théologie : il n’en fut qu’une variante allégée, délivrée de sens poignant, mais encore empreinte de majesté poétique... [...]

Dans le secret, le silence de la chambre, Olympia parvint à la raideur, à la matité de la violence : cette figure claire, composant avec le drap blanc son éclat aigre, n’est atténuée par rien. La servante noire entrée dans l’ombre est réduite à l’aigreur rose et légère de la robe, le chat noir est la profondeur de l’ombre... Les notes criées de la grande fleur pendant sur l’oreille, du bouquet, du châle et de la robe rose, se détachant seules de la figure : elles en accusent la qualité de "nature morte". Les éclats et les dissonances de la couleur ont tant de puissance que le reste se tait : rien alors qui ne s’abîme dans le silence de la poésie. Aux yeux mêmes de Manet la fabrication s’effaçait. L’Olympia tout entière se distingue mal d’un crime ou du spectacle de la mort... Tout en elle glisse à l’indifférence de la beauté. [...]

Jusqu’au bout, Manet devait obéir au sentiment de l’élégance, qui exigeait la sobriété du vêtement. Il rejeta ces survivances de la noblesse, qui n’étaient désormais que la lourdeur et le mensonge de la bourgeoisie tout entière. Il voulut, authentiquement, être de son temps : avec la rigueur de l’élégance, il rejeta ce décalage qui opposait à la réalité le monde de la fiction. Courbet avant lui s’était efforcé de faire voir le monde tel qu’il était : il le fit d’une manière qui n’a pas cessé d’éblouir. Nul ne saurait nier la plénitude et la force séduisantes qui appartiennent à l’art de Courbet, mais dans son réalisme cet art ne dépouillait pas l’éloquence : cet art est une admirable plaidoirie à laquelle la noblesse n’a pas manqué. D’un passé mort, cette noblesse est le seul aspect qu’il ait gardé... Et sans doute, l’éloquence n’a rien à voir avec le mensonge enflé du grand nombre. Mais elle n’est pas le dépouillement, elle n’est pas l’élégance sans phrase de Manet. Cette élégance ne se trouva que le jour où le sujet sombrant dans l’indifférence se réduisit au prétexte de la peinture.
Au surplus, l’élégance sobre, l’élégance dépouillée de Manet atteignit vite la rectitude, non seulement dans l’indifférence, mais dans la sûreté active avec laquelle elle sut exprimer l’indifférence. L’indifférence de Manet est l’indifférence suprême, celle qui sans effort est cinglante, celle qui, scandalisant, ne daignait pas savoir qu’elle portait le scandale en elle. Le scandale se voulant scandale manquerait à la sobriété. La sobriété est néanmoins d’autant plus parfaite qu’elle agit, qu’elle intervient active­ ment. L’intervention résolue est le propre de Manet ; elle le fit parvenir à l’élégance suprême.
J’ai dit du principe actif de cette élégance qu’il se trouvait dans l’in­différence, ce qui semble contradictoire. C’est que, nécessairement, l’indifférence se traduit dans l’intervention qui la manifeste, qui en expose la force et, l’on peut dire, l’intensité. Car souvent l’indifférence est une force ; car une force, autrement freinée, se libère en elle. Ici le plaisir de peindre de Manet, qu’il porta au niveau de la passion, se mêlait à cette indifférence divine qui l’opposait au monde mythologique où Raphaël et le Titien s’étaient complus. Ici l’affirmation d’une puissance sobre s’accorde à la sobre jouissance de détruire. Manet atteignit le silence de la liberté que la virtuosité lui donnait : c’était en même temps celui de la destruction rigoureuse. L’Olympia fut le comble de l’élégance en ce que le jeu des couleurs rares y eut la même intensité que la négation d’un monde convenu. Les conventions étaient privées de sens, puisque le sujet dont le sens était annulé n’était plus que le prétexte du jeu et du violent désir de le jouer.
L’indifférence au sujet n’est pas seulement le propre de Manet, mais celui de l’impressionnisme tout entier et, si l’on excepte peu de noms, de la peinture moderne. Monet disait qu’il aurait voulu naître aveugle et, retrouvant la vue, voir des formes et des couleurs qui seraient formes et couleurs indépendamment des objets et de leur usage. Mais nous ne trouvons pas chez Monet et ses amis cette passion de réduire au silence — en une sorte d’opération —ce dont le mouvement naturel est de parler ; et à la nudité, ce que revêt la convention. C’est cette opération, saisie dans l’Olympia, où sa précision résolue est magique, qui est le charme propre de Manet, et qui le distingue de ses successeurs. Elle donne à l’Olympia une prééminence qui l’ont fait choisir après la mort par ses amis pour l’offrir au Louvre — si unanimement qu’Antonin Proust scandalisa, s’opposant seul aux autres, affirmant qu’Argenteuil était mieux : à ce moment, tous les proches de Manet s’indignèrent. Le parfait achèvement auquel une fois l’opération était parvenue rendait la discussion impossible : ce que Manet avait apporté, si l’on devait le représenter par un seul tableau, ne pouvait l’être que par l’Olympia ; sans hésiter, le choix des amis porta sur le même tableau que celui des ennemis, quand l’horreur avait fait rire.
La même opération, je me suis efforcé de la saisir dans l’Exécution de Maximilien ; elle y peut être moins parfaite, mais elle n’y apparaît pas moins clairement que dans l’Olympia ou dans le Déjeuner sur l’herbe ; et sans doute le principe en est-il donné dans le premier scandale que fut La Musique aux Tuileries. Partout, il avait été soudain répondu à l’attente de quelque forme théâtrale par la nudité de « ce qu’on voit ». Mais partout les choses se passaient de telle manière que l’attente déçue fût à l’origine de l’impression et lui donnât force de gifle. L’attente déçue se distingue de la beauté et du contraste des couleurs : elle les amplifie, mais c’est en elle, ce n’est pas, comme le dit Malraux, dans « le vert du Balcon », ou dans « la tache rose de l’Olympia » que réside « ce que Manet apporte, non de supérieur, mais d’irréductiblement différent ». Malraux a peut-être le tort de n’avoir pas souligné la magie de l’étrange opération dont je parle — qui demeurait voilée : il a saisi l’action décisive de Manet, à par tir de qui commencent la peinture moderne et l’indifférence pour le sujet, mais il n’a pas accusé ce qui oppose l’attitude de Manet à l’indifférence quelconque des autres impressionnistes. Il n’a pas exactement défini ce qui donne à l’Olympia, qui n’est pas forcément un plus beau tableau que quelques autres, sa valeur d’opération : ce silence qui l’isole et qui le grandit, qui permit seul à Valéry d’en parler gravement, de parler d’une « horreur sacrée ».
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[...] Et le Portrait de Mallarmé, de la même époque que Nana, est après l’Olympia le chef-d’oeuvre de Manet.

Je m’arrête à cette toile extraordinaire qui échappe en un sens au principe de silence dont je parle. L’éloquence de cette image est discrète, mais cette image est éloquente. Ce portrait signifie : il signifie ce que signifie Mallarmé. Malraux dit justement : « Pour que Manet puisse peindre le Portrait de Clemenceau, il faut qu’il ait résolu d’oser y être tout, et Clemenceau, presque rien. » Il n’en est pas de même du Portrait de Mallarmé.

Paul Jamot fut, à l’époque où Manet peignit ce portrait, l’élève du professeur d’anglais Mallarmé ; il fut frappé, quand il le vit, de la ressemblance. Il le dit dans l’ouvrage essentiel qu’avec G. Wildenstein et M.-L. Bataille, il a consacré à Manet. La question, néanmoins, n’est pas là. Pour les plus profondes raisons, ce portrait ne peut être détaché de Mallarmé. Ce regard évasif, en un sens tournant comme une fugue dans la chambre, ce visage que l’absence de fini libère de la pesanteur, cette attention glissante, pourtant puissamment attentive, et ce calme vertige, serait-ce l’émotion de Manet, que Manet traduisit sur la toile ? Il se peut, mais auparavant, ces formes rigoureuses, dont l’essence est l’ondulation du vol et la rapidité de l’oiseau, ces sévères harmonies de bleus pâles s’associent sur la toile à Mallarmé. Le jeu n’est pas seulement celui des formes et des couleurs, qu’exalte un frémissement du peintre : ce jeu est l’expression de Mallarmé.

Cette composition irait-elle contre un principe d’indifférence inhérent aux toiles de Manet ? Nous devons dire plutôt que rien en lui ne heurte le sentiment que nous donnent les chefs-d’oeuvre du peintre — qui nous réduisent à l’honnêteté du dépouillement. Ce qui se passe ne dément pas, ce qui se passe expose cette valeur suprême, qui est la fin de la peinture. Cette valeur est l’art lui-même, en quelque sorte dépouillé, qui succède à ces ombres pathétiques, que le passé voulut mettre en puissance du monde. L’artiste, s’il est Mallarmé, est la présence de l’art, l’absence de lourdeur, rien de plus. Lorsque Manet peignit le Portrait de Mallarmé, pouvait-il détruire la signification du sujet qu’il avait choisi ? Mais le sujet lui-même était la poésie, dont la pureté est la fuite éperdue des ombres, et qui laisse transparaître l’irréel.

Ce portrait est l’un des hasards heureux de la peinture : il en expose à nos yeux la profondeur, dépouillée de vaine richesse. Ce qui transparaît dans ce tableau est cette suprême valeur, qui hante les ateliers depuis un siècle, et qui presque toujours est insaisissable. Valéry associait ce qu’il appela « le triomphe de Manet » à la rencontre de la poésie — en la personne de Baudelaire d’abord, puis de Mallarmé. Ce triomphe, semble-t-il, s’acheva dans ce tableau. De la manière la plus intime.

J’aperçois une sorte de grâce dans la rencontre de ces hommes, l’un et l’autre à la poursuite de la même chimère, l’un sur la toile, l’autre dans le jeu imprévisible des mots. La toile reflétait aisément ce qui réduisait l’homme au caprice peut-être le plus grave, mais en même temps le plus léger. La subtilité d’un jeu ne devait plus représenter que le jeu lui-même, au sommet du subtil. Inutile à cette fin d’y rien changer. Il suffisait dans le même mouvement de charger et de délier le trait du pinceau et de traduire ainsi l’insaisissable. Quelque chose demeure de cette profonde opposition à la fixité d’un sens jusque dans le portrait d’un écrivain anglais, de George Moore. Jamais peut-être la figure humaine n’est plus proche de l’innocence et de la vérité insaisissable de l’huître... Mais si le beau portrait de George Moore est subtil, la subtilité de celui de Mallarmé a certes un élément de plus, où il n’est rien qu’un léger mouvement tournant, qu’aucun glissement ne subtilise. [...]

Dans l’histoire de l’art et de la littérature, ce tableau est exceptionnel. Il rayonne l’amitié de deux grands esprits ; dans l’espace de cette toile, il n’y a nulle place pour ces nombreux affaissements qui alourdissent l’espèce humaine. La force légère du vol, la subtilité qui dissocie également les phrases et les formes marquent ici une victoire authentique, la spiritualité la plus aérée, la fusion des possibilités les plus lointaines, les ingénuités et les scrupules composent la plus parfaite image du jeu que l’homme est en définitive, ses lourdeurs une fois surmontées.
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4Baudelaire, je le répète, s’accrochait, en une sorte de délire, au passé... Dans la dépression morale engendrée par la révolution industrielle, dont il eut conscience, son désarroi était immense. (Il a dit de « la grande folie industrielle » qu’elle avait mis fin au « bonheur de rêver ». Mais qu’était, dans le passé, ce rêve, sinon cette majesté monumentale dont les ruines du monde ancien sont encore empreintes ?) Le désarroi de Baudelaire était le plus grand, qui le fit, quelque admirable qu’il fût, se contenter du pire : l’enflure du moi, le vide enfin, et le mépris des autres, les grands cris, le regard rivé à la malheureuse splendeur d’autrefois. En peinture, Baudelaire s’en tint à Delacroix, à la splendeur crépusculaire d’un art désormais sans objet. Il est vrai qu’il aima, qu’il encouragea les premiers efforts de Manet : mais il ne sut ni le soutenir ni le guider. Apparemment, il l’encouragea dans la voie — ou plutôt dans l’impasse — de l’espagnolisme. Les seuls tableaux dont nous sommes sûrs qu’il les aima sont ces curieuses compositions faites à Paris, le plus souvent d’après des Espagnols de passage : elles sont parfois admirables. Le Ballet espagnol est l’un des plus séduisants tableaux de cette veine, où Manet concilia « ce qu’il voyait » avec un souci d’effet exotique. La Maîtresse de Baudelaire, qui s’apparente à ces toiles alors saillantes, à partir d’une étonnante simplification transpose un pittoresque facile en une fugue légère de linge et de dentelles où merveilleusement le modèle, cassé comme un pantin, s’annule et disparaît négligemment. Baudelaire aima de tels tableaux, mais se laissa peut­ être aimer plus qu’il n’aima : Manet était plus jeune que lui de onze ans ; il était riche, Baudelaire en reçut des services d’argent (à sa mort il devait encore cinq cents francs, que paya Mme Aupick) sans parler de démarches que, de Belgique, il lui demandait de faire à sa place. Théoricien de l’art velléitaire, souvent profond, mais plus souvent brillant, Baudelaire ne dut porter à Manet que le réconfort de l’amitié, la connaissance d’un monde secret, et la promesse de rares trésors ouverts à ceux qui avaient le cœur de les chercher. Cela sans doute eut plus de prix que rien au monde, mais laissait Manet à ses doutes. Certes, au-delà de l’affirmation fondamentale, selon laquelle la beauté est « toujours bizarre », Manet dut­-il retenir une indication du poète : « Celui-là, disait Baudelaire, serait le peintre, le vrai peintre, qui saurait nous faire voir et comprendre combien nous sommes grands et poétiques dans nos cravates et nos bottes vernies. » Vers 1860, La Musique aux Tuileries, où Baudelaire lui-même est représenté, mêlé à la foule, répondit à cette formule. Mais il est peu probable que le poète aimât ce tableau. L’auteur de l’Olympia, qui reprit d’autres fois ce thème moderne, échappait quoi qu’il en fût à l’enseignement formel de son ami. Ce qui reste de la théorie de Baudelaire est le sentiment qui l’opposait à son temps et qui plaçait l’imagination avant la nature. Manet n’avait pas d’imagination. Vaguement catalysé — peut­ être — par la rencontre du poète, il chercha dans la nuit, dans l’hésitation, une issue permettant de sortir de la décrépitude de l’art ancien.
Manet ne cria pas, ne voulut pas s’enfler : il chercha dans un véritable marasme : rien ni personne ne pouvait l’aider. Dans cette recherche, seul un tourment impersonnel le guida.
Ce tourment n’était pas celui du peintre isolément : même les rieurs, sans le comprendre, attendaient ces figures qui les révulsaient mais qui plus tard empliraient ce vide qui s’ouvrait en eux. Manet, qui répondit à cette forme paradoxale de l’attente, fut le contraire de celui que possède une idée fixe, une image personnelle obsédante, qu’à tout prix et chaque fois il doit trouver sous des aspects nouveaux . Les réponses qu’il a cherchées ne pouvaient s’adresser à lui personnellement. Seule l’exaltait la grâce d’entrer dans un monde de formes nouvelles qui le délivrât, et les autres avec lui, des contraintes, de l’ennui, des mensonges que le temps révélait dans des formules mortes.
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QU’EST donc Manet, sinon l’instrument de hasard d’une sorte de métamorphose ? Manet participa au changement d’un monde dont les assises achevaient lentement de glisser. Disons dès l’abord que ce monde était celui qui jadis s’ordonna dans les églises de Dieu et dans les palais des rois. Jusqu’alors, l’art avait eu la charge d’exprimer une majesté accablante, indéniable, qui unissait les hommes : mais rien ne restait désormais de majestueux, selon le consentement de la foule, qu’un artisan eût été tenu de servir. Les artisans qu’avaient été — comme les littérateurs — les sculpteurs et les peintres ne pouvaient exprimer à la fin que ce qu’ils étaient. Ce qu’ils étaient, cette fois, souverainement. Le nom équivoque d’artiste témoigne en même temps de cette dignité nouvelle et d’une prétention difficile à justifier : l’artiste est­ il souvent plus qu’un artisan que gonfle la vanité, le vide d’une ambition sans contenu ? L’artiste ? cet individu ombrageux, sachant mal ce qui le fait plein de lui-même ! C’est là, le plus souvent, « ce qu’est souverainement » celui que n’incline plus la majesté de forces qui l’imposent.
Dans ce désordre d’une émancipation précipitée, Manet représente la diversité des inclinations divisant la vie livrée à elle-même. Il offre à nos yeux la folle oscillation d’une aiguille aimantée que rien n’oriente. D’autres plus tard ont su choisir. Manet se borne à s’éloigner brusquement du système mort occupant la place. Il eut pour cela la force qu’il fallait, mais s’il y perdit la sûreté de soi, s’il saisit mal ce qui survenait, si le rire de la foule le rendit malade, nous devons d’autant moins l’accabler que jamais il n’a rien aperçu qui le tirât du désarroi. Un peu tard, il s’efforça de suivre les voies de l’impressionnisme, mais l’impressionnisme était pauvre auprès de ce désordre de possibles qui lui étaient l’un après l’autre apparus sans le fixer. Dans son « déboire » interminable, aurait-il pu solidement s’affirmer ? Aurait-il pu cesser cette agitation ombrageuse qu’entretenait la méconnaissance ? De chaque refus d’un jury misérable, il souffrait, comme il se réjouit d’être enfin médaillé, « hors concours », ou bien de recevoir la croix de la Légion d’honneur. Baudelaire avait beau jeu de lui reprocher sa faiblesse. Baudelaire dont le romantisme indécis prolongeait la nostalgie de fantômes déchus ; Baudelaire qui n’eut sur lui qu’un avantage : d’être plus indécis et, dans un beau désordre, où l’audace et la peur se mêlaient, d’être plus malheureux.
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2Ce qui embarrasse est l’effacement, la timidité morale de Manet. Dans la préface du catalogue de l’exposition qu’il dut, en 1867, organiser à ses frais, il s’adressait à ce public qui le malmenait dans les termes les plus modestes : « M. Manet, écrivait-il, n’a jamais voulu protester. C’est contre lui, au contraire, qui ne s’y attendait pas, qu’on a protesté... M. Manet a toujours reconnu le talent là où il se trouve, et n’a prétendu ni renverser une ancienne peinture ni en créer une nouvelle... » Est-il rien de plus contraire au temps présent, où l’allure outrageante est de règle, où le parti pris d’étonner s’affirme ?
A vrai dire, Manet, sur ce point, retarde sur son temps. Le romantisme avait su provoquer, et Baudelaire choquait volontiers, dans le double mouvement d’une angoisse et d’une joie enfantines. Manet lui­ même..., mais l’angoisse d’étonner le détruisait, et il n’en tirait silencieusement que le « déboire ». Ce qu’il voulait était l’accord, le succès officiel et la consécration d’un monde devenu aveugle à la mort qui était en lui. Cette volonté, Zola l’a décrite simplement : « Ce peintre révolté, qui adorait le monde, avait toujours rêvé le succès tel qu’il pousse à Paris, avec les compliments des femmes, l’accueil louangeur des salons, la vie luxueuse galopant au milieu des admirations de la foule. » Que voulait dire ce pauvre désir ? Il avait la charge de compenser cette lourde hypertrophie du moi qui est le partage de l’artiste et qui, essentiellement, oppose l’artiste à l’artisan. L’artisan était anonyme ... C’est le désir d’être reconnu de ses semblables — non plus, comme l’artisan, de ceux qu’il sert — qui permet à l’artiste d’échapper à la maladie qu’est un moi enflé de vide. Mais si la foule, si le public ne se compose pas de semblables ? Si la foule est fermée à ce que l’artiste lui propose ? Serait-il condamné à l’orgueil romantique ?
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