Un homme seul parle à son chien. Et ça tient pendant 297 pages.
Le récit démarre par un prologue de deux pages, où le sujet principal – « il » - n'est pas nommé mais dont on comprend vite qu'il s'agit d'un chien.
Et puis deux pages plus tard, s'ouvre la première partie, dénommée « Printemps » et voit entrer en scène le narrateur, qui s'adresse d'emblée à son chien, avec un « tu » qui seras son fil conducteur tout au long des quatre saisons.
Ce narrateur, dont on ne saura jamais le prénom, est un homme très solitaire. Elevé par un père peu aimant, veuf d'une femme morte à la naissance de son fils (c'est du moins ce qu'on imagine au départ), l'enfant grandit dans une petite ville du bord de mer en Irlande. Il ne va pas à l'école. Il est parfois gardé par une Tante qui l'emmène chez elle dans un appartement surchauffé.
Mais la plupart du temps il reste seul à la maison, tandis que son père part travailler à l'usine.
Un jour le père emmène son fils en voiture. Pour une raison anecdotique l'enfant se met à pleurer. le père arrête la voiture, sort l'enfant de l'habitacle, le dépose sur la colline, et repart en voiture. Il faudra une voisine compatissante pour ramener le fils à la maison de son père.
C'est l'une des anecdotes que raconte le narrateur à son chien.
Celui-ci cumule les handicaps. Il faut dire que la SPA locale n'avait pas menti avec sa pancarte : »recherche maître compatissant et tolérant, sans autre animal de compagnie, ni enfant de moins de quatre ans ». Baptisé « ONE EYE » par celui qui devient définitivement son maître, il n'est vraiment pas gâté par la nature : borgne d'un oeil, ce cocker au pelage cuivré a déjà mordu le gardien du chenil.
Mais son maître n'est guère gâté par la nature non plus. du moins c'est aussi comme ça qu'il se décrit : laid, boitant, avec des jambes mal proportionnées, les deux protagonistes, tous les deux des « cabossés de la vie », vont vite faire la paire.
Commence alors une vie paisible pour le narrateur et son chien à l'intérieur de la maison du père. le père est mort il y a peu de temps auparavant, d'un étouffement en mangeant une saucisse.
Et le narrateur ne parle à personne ou presque, hormis à son chien. Il craint les enfants – il faut dire que ONE EYE a une fâcheuse tendance à vouloir les mordre – et les parents des enfants.
Il préfère regarder les autres personnes derrière une vitre, en s'imaginant la vie qu'ils peuvent mener.
Le narrateur accorde beaucoup plus d'intérêt à la faune et à la flore qui l'entoure. Surtout si celle-ci est très commune et peu reluisante. Il commente à ONE EYE les noms des oiseaux et des plantes – il a beaucoup lu dans la bibliothèque de son père – mais surtout il remarque tout ce qui ne présente aucun intérêt habituellement et relève de touts petits détails qui enchante le quotidien. ONE EYE le suit dans toutes ses pérégrinations.
Cela pourrait sembler très faible, comme argument.
Et pourtant ça tient pendant près de 300 pages.
Il faut dire que derrière l'apparence bourrue et peu reluisante du narrateur, se cache un homme d'un profond humanisme, et d'une profonde tristesse dans sa solitude. Un personnage à qui on s'attache comme ONE EYE le fait sans doute pour son maître. Un personnage qu'on a du mal à lâcher à la 295ème page.
Après un épisode peu glorieux où ONE EYE mord un petit chien d'une famille voisine, la police le prévient qu'elle va mettre ONE EYE à la fourrière.
Alors le narrateur s'enfuit en voiture avec son chien.
Commence alors une sorte de road movie à travers l'Irlande des coins les plus reculés, où le narrateur accroît encore sa solitude. C'est très triste et très beau à la fois.
J'avais eu envie de lire
Sara Baume après avoir lu un article élogieux sur son autre livre, «
Ligne de fuite » (que je lirai sans doute ensuite).
L'autrice irlandaise rend avec «
Dans la baie fauve » un brillant hommage à tous les déshérités, les moches, les handicapés, qui ne feront jamais la Une d'un journal ou d'un magazine, encore moins d'une publicité, à côté de qui on passe sans qu'on les remarque jamais.
J'ai appris depuis que «
Dans la baie fauve » a été sur la dernière liste du Sunday Independent Newcomer of the Year, de l'Irish Book Award et du Guardian First Book Award 2015. La sortie de ce roman a permis à Joseph O'connor de dire que c'était le roman le plus impressionnant qu'il avait lu depuis des années.
A juste titre.
La magie de l'écriture se révèle parfois, et vous fait tenir tout un récit avec un pitch de trois lignes à peine. Cela nous rappelle que la littérature est un art subtil qui peut parfois faire des miracles.
C'est le cas ici.