Un peintre ne retrouve le vrai sens du tableau, tant oublié aujourd’hui, qu’en ne refusant pas cette mêlée confuse, si impure et contradictoire qu’elle lui paraisse, en acceptant de ne pas connaître à l’avance le visage qui en surgira. En sachant qu’il n’y a pas de raccourcis ni d’évasion possibles. Il y apprend lentement, à travers les mille facettes d’une structure qui le fuit, le sens profond, secret, de la construction d’un tableau, et que le squelette se porte à l’intérieur.
Il faut l’infinie patience que conseille Rilke à ceux pour qui l’approche du réel est la meilleure chance, gagnée au jour le jour, de notre vie d’homme : le temps ne pardonnera pas à une peinture de « signes » trop hâtivement conclus. Le trait fulgurant d’Hokusaï à travers le profil d’une colline n’a pas de racines moins patientes que la lente découverte de Cézanne. L’archer zen, pendant de longues années, apprend à tendre son arc, à viser une cible qui lui semble d’abord être extérieure. C’est alors seulement, qu’oublieux d’un but, oublieux de soi, dépossédé, il parviendra à s’atteindre lui-même, il se confondra avec la cible.
Faire un tableau n’est ni faire une prise, ni faire une sortie. Et c’est bien la chasse qui est créatrice, mais à condition qu’un chemin déroutant, plein d’embûches, lui donne sa forme et sa direction : ce buisson qui nous faisait obstacle, c’est lui qui nous révélera à nous-mêmes. Le tableau, c’est cette longue marche du peintre jusqu’au plus touffu de notre vie aveugle, ce buisson de gestes obscurs à travers quoi nous nous efforçons de nous retrouver tout entier.
Tous les peintres « figuratifs » ou non, et pour qui la peinture est une incarnation, connaissent bien ce lent tâtonnement au cours du travail, d’une forme, d’une couleur à la recherche de la plus profonde vocation : ce corps couché dans l’herbe devient un arbre sur le ciel, le signe change de sens, ce sein c’est le soleil, et soudain sans que rien dans l’apparence n’ait changé, cette toile morte se met à vivre, qui s’y refusait jusqu’à présent.
Tant vaut le peintre, et tant vaut la force et la qualité de ces incarnations successives. Chez les meilleurs il en est de celle-ci comme dans la réincarnation bouddhique, où l’être grandit et s’épure à chaque nouvelle vie qui lui est offerte.
Combien de peintres, et parmi les plus grands, se laissent ainsi mener obscurément de bout en bout, à la remorque d’une sensation violente, mais non formulée, et de quelques taches indisciplinées, jusqu’à cet épanouissement de l’œuvre, sans nul doute exactement préfiguré dans l’inconscient, que l’intelligence lucide contrôle, mais qu’elle eût été bien en peine de prévoir, plus encore de susciter ?
Tout ce qui vit se heurte à la vie, y trouve sa place - sa forme - par luttes, tâtonnements, esquisses. La forme d’un arbre, ce n’est pas seulement la somme de millions de poussées obscures, c’est une longue guerre avec le sol, le vent, le soleil.
La main du peintre n’échappe pas à la règle, elle ne décrit pas des courbes prévues dans un espace abstrait. Elle se meut dans l’épaisseur d’un univers emmêlé, ni le monde extérieur ni le monde intérieur, mais l’un et l’autre ensemble - ce visage imprévisible que prennent, au contact de la « réalité », nos pulsations les plus secrètes.
Au tableau il est refusé la parole, c’est là sa chance, mais trop souvent le peintre ne s’en console pas : sa toile est une justification et un discours.
La peinture n’est pas un langage, elle ne recherche pas le dialogue. Le peintre écoute, comme Socrate conseillait à Phèdre d’écouter le chêne ou la pierre, attendant de chacun d’eux « qu’il lui dise la vérité ».
Et la peinture - la grande muette - s‘efforce à son tour de trouver son accord silencieux avec le réel.
Le premier homme qui dessina un animal sur la paroi d’une caverne comprit obscurément qu’en le prenant au lasso de son trait il l’avait fait sien, et qu’il s’était lui-même glissé dans l’animal, qu’ils ne faisaient plus qu’un, et que nulle autre opération magique ne pouvait lui apporter une plus parfaite unité. Il avait créé un être qui n’était plus ni lui ni l’animal, mais l’un et l’autre à la fois, et, par ce miracle qu’il l’avait enfin sorti de lui-même, il possédait l’univers tout entier et en était possédé.
Les raisons profondes de l’art n’ont pas changé depuis l’âge des cavernes : l’homme affirme à nouveau, par quelques voix élues, que ce vaste monde c’est au-dedans de lui qu’il tourne et s’épanouit, il s’y perd pour s’y retrouver, pour s’y reconnaître dans une unité première.