Pour peu qu'on sache déjà, qu'on devine, ou même qu'on pressente seulement quelque chose de profondément malsain inhérent à l'économie capitaliste, on ne ressort pas calmé, notre sentiment de révolte et d'indignation étouffé, de la lecture de ce formidable essai de Sylvie Laurent.
Retraçant l'évolution des recherches, avec l'appui de nombreuses citations et extraits d'oeuvres (Sylvie Laurent développe notamment un long et passionnant raisonnement sur le personnage de Robinson Crusoé en tant qu'incarnation littéraire du "capitalisme racial"), la chercheuse étudie dans cet ouvrage les liens non pas étroits, mais confondus qu'entretiennent la race (à prendre comme concept) et le capital.
Sylvie Laurent situe l'acte de naissance du capitalisme en 1492, démontant le mythe de la pure aventure, du seul esprit d'explorateur de Colomb. Citant la correspondance de celui-ci avec la reine Isabelle, elle met en évidence comment le "découvreur de l'Amérique" (cette expression même suppose une "vacance" de la terre) s'inscrit déjà dans une démarche coloniale d'appropriation des terres à des fins d'accumulation de richesses. Colomb entrevoit clairement tous les profits à venir, et anticipe de "soumettre [les populations locales] et leur faire faire tout ce que nous voulons".
Il ne s'agit pas ici pour moi de retracer toute la chronologie jusqu'à l'époque contemporaine. Mais, de cette mécanique enclenchée en 1492, annonçant le régime colonial et l'esclavage, découle la future hégémonie mondiale économique, industrielle, culturelle européenne.
Toute l'histoire économique européenne depuis Colomb apparaît dès lors comme la recherche de prétextes pour accaparer les ressources, "mettre en valeur" les terres, exploiter les hommes. Tour à tour la religion ("Controverse de Valladolid" ; mythe de Cham ; bulles pontificales "autorisant" la conquête et la soumission des terres et des hommes non encore chrétiens...), la morale ("mission civilisatrice" des Lumières par le "doux commerce" ; émancipation...), la science (le corps noir "ingrat", révélateur d'une faible valeur et d'une basse moralité ; peau noire "vue comme la forme la plus aboutie de l'altération humaine" ; processus de déshumanisation et d'animalisation ; "science de la race" au XIXe siècle...), le droit (les codes noirs...) donnent un cadre moral et légal, "inventent" et hiérarchisent les races pour justifier les horreurs commises : dépossession, esclavage, traite négrière, extermination...
Au long de ma lecture, je me suis demandé, comme j'ai souvent entendu le faire, si on peut reprocher de tels agissements à des hommes ayant vécu il y a quatre ou cinq siècles. On dit souvent que c'est "trop facile", qu'on ne peut pas juger à cinq cent ans de distance, parce que le niveau d'instruction, le rapport à la religion, à la science étaient alors très différents... Évidemment qu'on peut juger ! de tout temps et en tous lieux, de la Mésopotamie ancienne à l'Occident d'aujourd'hui, il s'est trouvé des hommes, des femmes pour respecter le vivant, l'altérité, aller à contre-courant dans une grande ou une moindre mesure de l'esprit de son époque. Bref, il n'a jamais été interdit de ne pas être un gros con. Faute de quoi, sans les positionnements, les engagements même marginaux de quelques "éclairés", la société n'évoluerait jamais, elle serait condamnée à reproduire perpétuellement les mêmes schémas...
Pour autant l'histoire n'est pas progressiste... Pour en être assuré, il n'est qu'à se rappeler que les idées et théories nazies prospéraient en Europe il y a moins de cent ans... le nazisme justement, Sylvie Laurent le présente comme un aboutissement de cette logique coloniale capitaliste, impérialiste et raciste, appliquée par l'Allemagne en Afrique. Aussi, nombre de théoriciens nazis se référèrent explicitement au modèle américain d'appropriation des richesses et de traitement des "indésirables"... Arendt voyait déjà le colonialisme comme l'antichambre du nazisme.
En conclusion, Capital et race est un essai que j'ai trouvé très convaincant, même si d'un accès peut-être un peu difficile. J'en ressors révolté comme rarement. Sylvie Laurent décrit, décrypte parfaitement le processus d'"infériorisation" de l'Autre, en particulier du Noir. On en perçoit les conséquences aujourd'hui, politiques et géopolitiques bien entendu, mais encore psychologiques. En héritage de ces siècles d'horreur absolue, on a en effet tragiquement intégré cette "infériorisation", par exemple quand on ne s'émeut pas des guerres ni des famines sévissant sur le sol africain, prenant collectivement pour une normalité que l'Humain noir continue de souffrir...
Commenter  J’apprécie         40
On invita ainsi [Martin Luther] King, dans un contresens, à taire sa critique du capitalisme afin qu'il s'en tienne à la question raciale, alors même qu'il les savait inséparables. Alors que l'insurrection des ghettos américains de la fin des années 1960 confirmait pourtant l'intrication entre exploitation, relégation, domination raciale et violence d'État, son premier cercle s'inquiétait qu'à trop politiser le capitalisme, il ne s'éloigne de son cœur de métier. King n'a en réalité jamais été aussi affûté dans sa critique de la suprématie blanche que lorsqu'il a dénoncé la fable d'une démocratie capitaliste bâtie sur la libre entreprise, le salariat et l'initiative individuelle et qui serait quitte de siècles d'exploitation raciale une fois le droit de vote des Noirs accordé. Incriminer la structure capitaliste libérale du pays, nier que la prospérité soit désormais offerte à tous et que la propriété privée émancipe est alors une faute morale et une parole de pure déraison. Pour le gouvernement bien sûr, mais aussi pour les grands syndicats et la majorité du pays, qui s'exaspèrent de l'insatisfaction des Noirs d'Amérique, King est devenu un ingrat, égaré par sa fréquentation des socialistes et peut-être même un séditieux "à la solde de Saigon". Après sa mort, la condition de sa popularité retrouvée fut l'effacement de son anticapitaliste des livres d'histoire pour ne célébrer que son combat que l'on dit "victorieux" contre le racisme.
La vérité du capitalisme racial aux États-Unis se lit aujourd'hui en quelques chiffres: le patrimoine d'une famille blanche est de 10 à 13 fois supérieur à celui d'une famille noire ou amérindienne et l'espérance de vie d'un Américain blanc est supérieure de 11 ans à celle d'un Amérindien et de 6 ans à celle d'un Noir. Face au covid-19, Noirs et indigènes furent trois fois plus nombreux à perdre la vie.
Fondation des systèmes politiques modernes, la dualiste nature/culture eut des conséquences fondamentales sur la production d'une "science de l'homme", distinguant hommes et femmes, corps et esprit, civilisés et sauvages, et sans doute humains et semi-humains. (...)
À la "bioprospection coloniale" qui, depuis les premiers pas de Colomb, inventorie espèces végétales, minérales et animales à des fins de profit, s'ajouta ainsi une "ethnoprospection" c'est-à-dire un recensement et une classification universels des espèces humaines dont on pense qu'elles ont elles aussi des "natures différentes". En devenant "aussi diversifiée que la nature elle-même", l'humanité se décline en phénotypes plus qu'en origines géographiques, et l'on glisse d'une vision descriptive à un regard normatif, prédisposé à la hiérarchie.
Les États-Unis, édifiés sur une terre amérindienne dont ils ont fait une ressource, n'auraient pu en faire un capital sans le travail des Noirs. Ils ont ainsi doublement inscrit, au fer rouge, la suprématie blanche dans le grand livre du capital.
Une nouvelle relation au monde et à l'autre accompagne en effet l'expérience commencée en 1492, fondée sur l'idée inédite que la prospérité des sociétés humaines se trouve dans la soumission d'une nature sauvage et offerte au geste rationnel de valorisation. Désormais, l'ensemble du monde vivant est mis au travail et dans ce premier empire planétaire, hommes, plantes et bêtes deviennent des marchandises circulant d'un coin à l'autre de l'hémisphère.
Sylvie Laurent - Capital et race : histoire d'une hydre moderne