Un univers solide, une intrigue passionnante, des personnages complexes et attachants, mais une narration perfectible
Bradley P. Beaulieu est un auteur américain de Fantasy (y compris Young Adult) qui décide de se consacrer à l'écriture au début des années 2000. Il est guidé sur cette voie par des écrivains prestigieux comme
Joe Haldeman,
Tim Powers,
Nancy Kress et
Kij Johnson. Sa Fantasy est inspirée de cultures terrestres, comme celle de l'Arabie pour le livre dont je vais vous parler aujourd'hui, la culture nordique pour son cycle Tales of the Bryndlholt, ou encore celle des peuples slaves pour la série Lays of Anuskaya. Outre Les douze rois de Sharakhaï, le cycle (qui s'appelle en anglais The song of the shattered sands et en français simplement Sharakhaï) comprend une
préquelle, tandis que deux autres tomes sont prévus.
- le genre, l'univers
Il s'agit d'un des plus purs représentants de ce que les spécialistes appellent la Silk Road Fantasy (Fantasy de la Route de la Soie), en clair un monde qui n'est inspiré ni par l'Europe, ni par la Chine (ou le Japon, d'ailleurs), mais par ce qui se trouve entre les deux, sur l'ancienne route qui servait à acheminer la soie : Arabie, Proche- et moyen-Orient, Asie Centrale, Inde, ou un mélange de tout ça (avec également des éléments africains parfois). C'est un genre plus large et plus fourre-tout que l'Arabian Fantasy, qui, comme son nom l'indique, est beaucoup plus spécifique.
Même si le gros de l'ambiance est arabo-perse, la simple situation de la Cité-Etat de Sharakhaï (au moyeu d'un cercle de royaumes, contrôlant les routes commerciales de façon à forcer les caravanes à passer par elle ou par ses caravansérails) suffit à classifier sans le moindre doute possible le roman en Silk Road Fantasy. La ville est, de toute évidence, inspirée par Samarcande. Il me semble qu'il y a aussi un vague aspect hébraïque (certains noms de personnages ou de fêtes), mais je ne suis pas assez connaisseur de cette culture pour en être certain.
Il y a, par ailleurs, des choses étonnantes, comme ces « bateaux » à patins qui servent à parcourir le grand désert qui entoure la ville, ou le Zilij, le « surf des sables ». Il faut bien dire qu'il est plutôt inhabituel pour une cité située dans un tel milieu aride de posséder quatre « ports » !
En tout cas, que ce soit au niveau des éléments complètement imaginaires ou de ceux inspirés de cultures terrestres, l'auteur a livré une copie très solide et cohérente, avec notamment une riche géopolitique, avec des relations complexes avec les royaumes voisins, les tribus du désert qui ne supportent pas la sédentarisation des Sharakhiens, et bien entendu une rébellion opposée aux douze Rois qui gouvernent la Cité.
- L'atmosphère
Il y a un facteur frappant dans la bonne Arabian / Silk Road Fantasy : l'excellence des descriptions, l'atmosphère très évocatrice. J'avais été frappé, par exemple, dans Throne of the Crescent Moon, par le fait qu'on puisse littéralement sentir les odeurs de la cité décrite à la lecture du roman. Là, c'est la même chose, mais en encore plus poussé : sans faire des descriptions interminables, qui, à moins de s'appeler
Jaworski (et encore…), vont lasser 99 % des lecteurs, l'auteur se débrouille toujours pour vous donner l'ambiance olfactive et gustative de son univers, en plus de l'auditive et de la visuelle. Et ça, mine de rien, c'est plutôt rare en SFFF. de même, il est rare (mais très plaisant, à mon goût, car créant une image très riche de l'univers du livre) qu'on vous décrive les spécialités culinaires locales ! (Connaissez-vous le plat typique ou la friandise préférée des habitants du Gondor, d'Ambre ou de Melniboné ? Non ? Eh bien, vous voyez ?).
Il y a un autre facteur à considérer niveau ambiance : c'est nettement plus noir que l'Arabian Fantasy moyenne. D'ailleurs, le simple fait que
Glen Cook ait apprécié (et s'y soit tout simplement intéressé) vous convaincra aisément que nous ne sommes pas sur de la Fantasy gnan gnan. Les Rois de Sharakhaï sont particulièrement sanguinaires, et s'il faut crucifier une vingtaine de fillettes pour bien faire comprendre que la rébellion n'est pas une option, ils le font. de même, le bouquin est explicite niveau sang, tabassages, excréments (il y a une scène de maltraitance envers une personne âgée assez hardcore) et sexe, c'est pas une publication young adult mes cocos. D'ailleurs, puisqu'on en parle, quand j'ai vu que l'héroïne avait 19 ans, j'ai eu un peu peur, mais j'ai vite été rassuré, car c'est du 19 piges
Glen Cook, pas dystopique YA. L'influence du maître est en outre palpable dès qu'on parle de magie, particulièrement ténébreuse dans cet univers.
Mais le point le plus remarquable au niveau ambiance est tout simplement la ville elle-même : Sharakhaï est si tangible, vivante, sous la plume de l'auteur qu'elle prend du coup sa place au panthéon des plus remarquables cités de la Fantasy, aux côtés de métropoles aussi prestigieuses que Camorr ou Lankhmar.
Enfin, il faut signaler qu'il y a tout un tas de clins d'oeil à des sagas célèbres, qu'elles soient issues du jeu vidéo (Prince of Persia, Assassin's Creed), du cinéma (il y a des aspects très Gladiator ou le transporteur) ou de la littérature ( quand ses jeunes élèves des quartiers pauvres réclament à Çeda une leçon d'escrime, elle répond qu'elle n'a pas le temps de danser aujourd'hui, une allusion ma foi très claire à Syrio Forel et aux Danseurs d'eau du Trône de Fer). A ce propos, il y a, je trouve, une relative influence issue de Dune, le pétale d'Adichara rappelant vaguement l'épice et la présence de nombreux personnages ayant le don de scruter les futurs possibles étant à signaler.
- Personnages et thèmes
Au début, on pense qu'on est en face d'un livre de Fantasy classique dont l'héroïne, unique, s'appellerait Çeda. Puis, plus on avance, plus on s'aperçoit qu'on a en fait affaire à quelque chose qui ressemble un peu au cycle La dague et la fortune de
Daniel Hanover : il n'y a pas un protagoniste unique mais plusieurs, même si l'un d'eux se taille la part du lion en terme de nombre de chapitres dans lesquels c'est son point de vue qui est adopté. Ce qui, bien entendu, entraîne certaines complexités narratives, comme vous le verrez un peu plus loin.
Outre le point de vue de Çeda, donc, il nous arrive parfois de suivre celui d'Emre, son colocataire-âme soeur, ainsi qu'en quelques occasions ceux de Ramahd (un prince-consort étranger) et d'un des rois de Sharakhaï, Ihsan. Les trois premiers ont un point commun : ils veulent tous assouvir une vengeance. Il s'agit, un peu comme dans Les mensonges de Locke Lamora (encore une fois), du thème principal du roman. On ne peut donc pas dire que les McGuffin brillent par leur originalité, mais bon, tant que le roman est efficace (et ici, il l'est), peu importe, après tout. Çeda veut donc venger sa mère, zigouillée par les Rois, tandis que toute la personnalité d'Emre tourne autour d'une vengeance qu'il n'a pas pu assouvir et que Ramahd veut tuer l'homme qui est responsable de la mort de sa femme et de sa fille.
Çeda est ce que l'on appelle, dans les jeux de rôle, un personnage multi-classé : gladiatrice d'élite (malgré ses dix-neuf ans à peine) sous le pseudonyme de la Louve Blanche, professeur d'escrime, ex-voleuse des rues et apprentie-apothicaire, et enfin concurrente de Jason Statham dans l'activité de transporteur-de-colis-à-n'ouvrir-sous-aucun-prétexte, le personnage a de multiples talents. Comme celle de tous les autres protagonistes, sa psychologie est complexe et réaliste, et elle est hautement attachante. Sa quête des responsables et des raisons du meurtre de sa mère, ainsi que celle de ses origines (elle ne connaît pas son père et sa génitrice s'est montrée très évasive à propos de sa tribu natale), créent une réelle empathie avec le lecteur. Ce qui est intéressant également, c'est qu'elle suit le parcours inverse d'une héroïne de Fantasy classique : elle commence le livre en étant expérimentée dans son activité, avant de glisser, dans le dernier tiers, dans le rôle, plus classique, de la nouvelle qui doit tout apprendre ou presque dans une école (très spéciale), avec les inévitables rivalités, amitiés inattendues et changements d'opinions radicaux des unes ou des autres.
Outre leur psychologie et leur histoire, solides et bien décrites, ce qui est intéressant avec les personnages est qu'ils ne sont pas figés dans leurs croyances, opinions, amitiés ou haines : ils évoluent, ce qui les rend donc bien plus intéressants que dans la plupart des niaiseries Young Adult. Et les personnages marquants ne manquent pas, y compris au niveau des seconds rôles (sans oublier, comme je l'ai déjà mentionné, que la ville elle-même peut être considérée comme un personnage à part entière) : les Rois les plus emblématiques, bien sûr (particulièrement Ihsan et Husamettin), mais aussi Dardzada l'apothicaire, Sümeya la Vierge du Sabre ou Meryam la mage de sang.
Les Rois sont des antagonistes particulièrement fascinants et convaincants : suite à un pacte avec les Dieux 400 ans auparavant, ils sont immortels, et certains sont dotés de pouvoirs surnaturels. Bien entendu, les douze souverains ne bénéficient pas du même degré de développement dans le roman, car si Ihsan ou Husamettin apparaissent souvent, d'autres sont à peine mentionnés ou présents seulement dans une ou deux scènes, comme Besir (le Roi des Pièces) ou Onur (le Roi des Lances).
- Structure et narration
La structure est complexe : outre les points de vue multiples et asymétriques déjà mentionnés, il faut aussi savoir que tout au long du livre, nous avons droit à des flash-backs sur l'enfance et l'adolescence de Çeda, sur ce qui l'a conduit à son comportement actuel (ainsi qu'à celui d'Emre, au passage). Ce retour en arrière commence lorsqu'elle a huit ans et remonte petit à petit vers le présent.
Ce système de flash-back présente deux problèmes assez sérieux, à mon avis :
* D'abord, les révélations faites dans les flash-backs sont très mal positionnées par rapport aux scènes qui se déroulent dans le présent (et qu'ils sont supposés éclairer d'un jour nouveau et pertinent) : alors que ce système était utilisé à la perfection dans un livre comme Les mensonges de Locke Lamora, par exemple, il est ici utilisé relativement maladroitement, avec toujours un assez gros temps d'avance ou de retard par rapport au moment idéal.
* Ensuite, si vous avez bien tout suivi, on peut potentiellement alterner entre présent de Çeda / passé de Çeda / point de vue de trois autres personnages, et ce sans structure régulière, sans rythme précis (du genre : 1 chapitre de chaque, puis la boucle revient à son point de départ). En clair, on peut avoir par exemple présent / passé / Ramahd / présent / Emre / présent / Ihsan / Ramahd / présent / passé, ce qui fait qu'on peut très bien laisser un des personnages « suspendu par le bout des doigts » pendant des dizaines de pages avant de connaître son sort. J'ai trouvé que le phénomène se reproduisait un peu trop souvent, et qu'on avait du mal, parfois, à se rappeler qui faisait quoi et qui était qui (une fois de plus, l'absence d'un Dramatis Personae, récurrente chez Bragelonne, se fait lourdement sentir, surtout vu le très grand nombre de personnages -12 rien que pour les Rois-).
Bref, sans être non plus totalement maladroite, confuse ou inutilement complexe, la narration est à mon avis nettement perfectible, surtout chez un écrivain qui n'en est pas à son premier livre. C'est pour moi le point faible du roman, qui a, par ailleurs, de nombreuses et nettes qualités.
Pour terminer sur le chapitre maladresses, signalons quelques révélations complètement téléphonées (mais d'autres qui sont, au contraire, inattendues et passionnantes), et la pluie de révélations des quarante dernières pages, un peu abusive.
Par contre, signalons de multiples aspects enquête (sur la mort de la mère de Çeda, ses poèmes, les agissements des rebelles, etc) qui sont tout à fait intéressants, avec un rythme des révélations qui est, cette fois, plutôt bien maîtrisé.
Et puis bien sûr, il y a des points extrêmement positifs, comme ces noms très évocateurs (ceux des épées ou de l'organisation des Vierges du Sabre, par exemple) et, surtout, ces scènes à grand spectacle époustouflantes : les combats dans l'arène, celui de Sümeya contre le Roi des Lames, l'apparition des douze Rois pour la première fois réunis, la bataille sous les Adicharas à la fin, et ainsi de suite. A l'inverse, je ne sais pas si c'est dû à l'auteur ou au traducteur, mais le nom de la rébellion (les Hôtes sans Lune)… bof, bof : on a connu des noms claquant un peu plus au vent de la destruction tels des étendards funestes…
Un point important à signaler : il ne me paraît pas possible d'envisager ce roman comme un one-shot, car ce premier tome n'est clairement qu'une mise en place pour les deux suivants. La fin ne règle pas beaucoup de questions, énormément de choses restent à découvrir.
- En conclusion
Un roman de Fantasy de la Route de la soie (ou de Dark Fantasy arabisante, c'est comme vous voulez) globalement réussi et prenant, avec un riche univers, un style très plaisant et évocateur, de solides personnages, une intrigue passionnante, mais qui souffre (sans que ce soit rédhibitoire) d'une structure un poil maladroite, abusant des points de vue multiples et des flash-backs. Ce n'est pas un chef-d'oeuvre, mais c'est en revanche incontestablement très plaisant et très prenant. Je n'ai absolument aucun doute sur le fait que je me précipiterai sur la suite dès qu'elle paraîtra (et on espère que la
préquelle sera également traduite), et que je poursuivrai l'exploration de l'oeuvre de l'auteur en VO. Si vous cherchez une Fantasy qui s'écarte des clichés du médiéval-fantastique d'inspiration européenne et / ou que vous avez une forte affinité pour la Fantasy des Mille et une Nuits (bien qu'ici dans une version très « dark »), ce livre est fait pour vous.
La Fantasy d'inspiration arabo-perse a longtemps eu mauvaise réputation dans l'édition française (car réputée « pas vendeuse ») : voilà un roman qui a tout pour la démentir. On espère que, dans son sillage, les grandes maisons d'édition sauront nous proposer plus de Fantasy inspirée par la Chine, L'Inde, L'Arabie, l'Afrique ou les civilisations précolombiennes, histoire d'introduire plus de variété dans un genre très codifié, pour ne pas dire souvent stéréotypé.
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