La vie est tout de même bien faite : alors que j'en étais encore à m'émerveiller de ma lecture de «
Joséphine Baker » et à songer avec délice au moment où je plongerais dans «
Kiki de Montparnasse » et «
Olympe de Gouges », il a fallu que Casterman réédite « Kiki » dans sa collection des
oeuvres primées à Angoulême et que ma libraire glisse la belle de Montparnasse en tête de gondole… Un signe, c'était un signe et j'ai tendance à penser qu'il ne faut pas les contrarier, ni les signes, ni le destin d'ailleurs. C'est ainsi que j'ai lu «
Kiki de Montparnasse » bien plus tôt que prévu…
On a tous aperçu, sans forcément savoir qu'il s'agissait d'elle, un portrait de Kiki, sobriquet d'Alice Prin : son trait de khôl incendiaire, sa coupe garçonne un peu sauvage, ses lèvres pleines et peintes d'écarlate, son teint de neige… A vingt ans à peine, la gamine sans père de Châtillon-sur-Seine, était déjà l'une des figures les plus incontournables du Paris canaille et bohême de l'entre Deux-Guerres, maîtresse mais surtout muse des plus grands artistes qu'elle sut séduire pas sa gouaille, sa pétulance, sa soif de liberté, son désir de croquer la vie à pleines dents, son caractère rebelle et insoumis, son physique à rebours des canons de l'époque mais non sans charme.
Celle qui fut modèle pour les peintres puis les photographes, actrice ; celle qui esquissa parfois de piquants croquis nous est dévoilée dans toute sa richesse et sa complexité par l'ouvrage de Catel et Bocquet qui dans un noir et blanc aussi élégant qu'expressif prend le temps de nous immerger aussi bien dans la vie fantasque de cette femme tout aussi fantasque que dans le Paris et la France des années 1920. Il en ressort un roman graphique plantureux, luxueux et passionnant autant que très bien documenté qui ressuscite une figure méconnue mais attachante en même temps qu'une époque fascinante.
Et quel destin que celui de la petite Alice, née sans père et abandonnée par sa mère chez une grand-mère aimante et illettrée, qui n'a d'autre choix que de la quitter pour monter gagner sa vie à Paris dans des places misérables d'abord où les mauvais traitements sont aussi normaux que la lubricité des patrons avant de s'affranchir des conventions et de devenir modèle. Quel destin que celui de cette gamine partie de rien qui fera la rencontre des plus grands :
Man Ray -son grand amour-, Modigliani, Foujita, Picasso et qui frayera avec les esprits les plus brillants de son époque : Tzara,
Desnos,
Cocteau… et qui fera le voeu d'être libre envers et contre tout, de savourer la vie jusqu'à la brûler dans les vapeurs de l'alcool et de la cocaïne. Bien sûr, Kiki est une femme forte, indépendante et inspirante parfois, mais c'est aussi un personnage d'une sensibilité extrême dont on perçoit les souffrances et le désir de revanche. Récit d'une trajectoire personnelle, «
Kiki de Montparnasse » est aussi le tableau d'une époque et la narration des difficultés de la condition féminine dans les années folles… Un ouvrage engagé et fort, passionnant et pluriel, surtout.
A lire et à relire.