Cet hiver-là, les bêtes sortirent des bois. On vit, dit-on, des loups s’approcher des habitations. Les grandes bêtes grises tournèrent un moment, humèrent l’air glacial puis hurlèrent longuement avant de prendre la direction du sud, d’une course pressée, toujours à la queue leu leu. Et, quoiqu’il en dît alors, ce ne fut pas le coup de feu de Sam qui les mit en fuite. Il leur en fallait bien plus pour les effrayer. D’ailleurs Sam ne tua que le dernier, un peu boiteux et un peu plus lent que les autres. Justice cependant est de reconnaître que l’animal, un vieux mâle entièrement noir, au pelage couturé de coups de crocs anciens, était d’une taille rarement égalée, comme en témoignait sa peau qui orna quelque temps un mur du saloon.
Les loups ne furent pas les seuls à quitter les profondeurs de la forêt cet hiver-là. C’est Célestine qui, la première, aperçut les deux ours alors qu’elle était sortie chercher une brassée de bois. Pour parler vrai, elle fut la seule à les voir mais personne au village n’aurait songé à mettre en doute la parole de Célestine. Elle avait passé l’âge de poursuivre des chimères et n’avait plus rien à prouver. C’est ce qu’elle prit un instant pour un coup de fusil qui lui fit tourner la tête vers l’orée du bois. Le claquement sec rebondit de tronc en tronc. L’air même était si froid qu’il faisait comme un mur de glace réfléchissant les échos. C’était un arbre dont le cœur venait d’exploser sous la pression de sa sève gelée. Les deux énormes masses se mouvaient rapidement à la lisière de la forêt, puis le premier fit volte-face, se dressa de toute sa hauteur et envoya sa lourde patte griffue sur la tête ronde de son poursuivant. Puis, subitement, les deux monstres disparurent dans la forêt qui se referma sur eux, dans l’avalanche de la neige accumulée sur les branches. Cet événement ne fit qu’alourdir un peu plus l’angoisse indéfinissable qui pesait sur le village. Car enfin, les ours ne s’éloignent pas de leurs cavernes au cœur de l’hiver, et chacun de conjecturer sur ce qui avait pu les chasser de leur tanière. Parce que si les journées étaient courtes en ce mois de décembre, le temps était long et il y avait là de quoi entretenir les discussions près du foyer. De quoi différer le moment où il faudrait tout de même bien se résoudre à s’éloigner de l’âtre et à rompre le cercle rassurant de la famille, le moment où chacun devrait gagner sa couche et accepter de plonger dans les ténèbres en espérant s’endormir au plus vite et surtout ne pas rêver.
Vidéo de Christine Chaumartin