En préambule, autant dire que cet essai de William C. Carter n'aura que peu d'intérêt si vous n'avez jamais lu
Proust, voire pire si vous le détestez, armé de poncifs plus idiots les uns que les autres et que l'on entend trop souvent sur son compte. Et à une époque où des lycéens primitifs menacent de mort un écrivain –
Sylvie Germain – parce que ses textes sont difficiles à comprendre, je me méfie de tout !
Carter choisit donc l'angle de l'amour chez
Proust et par voie de conséquence, le Narrateur. Ainsi, il est autant question des amours de Marcel –
Reynaldo Hahn,
Lucien Daudet, Alfred Agostinelli, Henri Rochat, etc. – que du Narrateur – Gilberte ou Albertine, cette dernière qui cristallise les amours homosexuels de
Proust, inventant un personnage féminin pour le Narrateur hétérosexuel. Dans
La Recherche, l'homosexualité sera pour les autres :
Saint-Loup, Charlus, Jupien, mademoiselle de Vinteuil, etc.
Sa vie étant son modèle,
Proust brouille ainsi les pistes : « Les descriptions ravissantes et exubérantes de ces adolescentes qui s'ébattent sur la plage [voir À l'ombre des jeunes filles en fleurs] et sur la promenade devant le Grand Hôtel sont des hymnes à l'athlétisme des jeunes hommes que
Proust avait rencontrés à Cabourg et dont la beauté, la grâce et la souplesse l'avaient enivré. »
Au passage, s'agissant de l'homosexualité,
Proust entendait se soulever contre les injustices faites à l'époque aux homosexuels, dont la condamnation d'
Oscar Wilde en Angleterre qui l'avait fortement affecté.
mais l'ambivalence sexuelle entre l'auteur et le Narrateur révèle surtout ceci : « L'idée fondamentale de
Proust sur l'être humain, idée mise en évidence dans son roman, était que la plupart des gens, ayant en eux à la fois des éléments masculins et féminins, sont androgynes. »
Autre élément majeur : « Toujours débordant de tendresse, il [
Marcel Proust] était à la recherche d'une éthique capable d'apporter une caution à la jouissance physique de son idéal masculin : la beauté intelligente. »
Quant à l'amour en général, il ne connait pas un plein épanouissement chez
Proust et sera émaillé de drames – dont la mort accidentelle d'Agostinelli, à bord d'un avion, est le point culminant. Fort logiquement, il en sera de même pour le Narrateur avec Albertine. Pas exclusivement, car tous les couples, dans
La Recherche, sont frappés par « l'impuissance du bonheur » : le duc et la duchesse de Guermantes, Gilberte et
Saint-Loup, etc.
Aussi, « les désirs de l'auteur, ses privations, son inadéquation sexuelle ont fait l'objet d'un transfert sur le Narrateur ». Inévitablement, à force de jongler entre le réel et la fiction, « ce n'est pas tant le Narrateur qui ressembla de façon croissante à son auteur que
Proust qui, vivant de plus en plus dans le monde qu'il était en train d'inventer, se mit à incarner le Narrateur ».
Car, explique encore Carter, « si l'on considère sa vie amoureuse dans son ensemble, on peut penser que
Proust n'a jamais connu de relations sexuelles épanouissantes avec un être aimé ». C'est d'une tristesse accablante. Tristesse qui générera une oeuvre sublime et dont Carter nous révèle le prix que son auteur eut à payer pour l'enfanter. Et les mesquineries jalouses de
Cocteau n'y feront rien : il est un grand artiste quand
Proust est un génie !
Toutefois, l'amour, au fur et à mesure du temps, ne devient plus le but du Narrateur et inévitablement de
Proust, qui se sacrifie à quelque chose de plus grand : « L'écrivain pensait que tous ses efforts pour trouver le contentement dans un amour réciproque étaient voués à l'échec, à cause de cette impuissance du bonheur. […] En ce qui concerne l'amour, le Narrateur est destiné au bout du compte à subir la même désillusion, mais celle-ci est liée à sa quête pour devenir écrivain, le seul rôle, comme il en prend finalement conscience, qui lui apporte une joie véritable. » Mieux, l'écriture pourra conjurer l'oubli des êtres aimés et des amours perdus, puisqu'elle sera une recherche du temps perdu…
Carter, oscillant sans cesse entre
Proust et le Narrateur, effectue un travail archéologique essentiel non seulement sur l'amour proustien mais encore sur la genèse d'un monument littéraire. Travail qui, d'un certain point de vue, fait songer à
La Recherche comme à une grande histoire d'amour, avec ses joies et ses peines.
Quant à
Proust, qui écrivait dans l'une de ses très nombreuses lettres : « Moi qui rate toujours tout pour moi, j'ai quelquefois, bien rarement, la chance de réussir quelque chose pour les autres », on peut le rassurer outre-tombe car il a au moins réussi à concevoir une oeuvre immortelle, émouvante et pétrie d'amour, comme l'a si remarquablement démontré William C. Carter
Oeuvre que je ne manquerai pas d'aller saluer le 18 novembre 2022, sur sa tombe, au Père-Lachaise. Cela fera exactement cent ans que
Marcel Proust est mort…