Les vieux amis
« Comme si je n'avais pas appris après tout ça que savoir et vivre sont incompatibles ; que savoir nous bousille la vie, nous lamine. »
Hier encore j'avais vingt ans
Je caressais le temps
Et jouais de la vie
Comme on joue de l'amour
Et je vivais la nuit
Sans compter sur mes jours
Qui fuyaient dans le temps
J'ai fait tant de projets qui sont restés en l'air
J'ai fondé tant d'espoirs qui se sont envolés
Que je reste perdu ne sachant où aller
Les yeux cherchant le ciel, mais le coeur mis en terre
(
Charles Aznavour)
C'est la chanson que Pedrito va faire entendre au dessert, avant les toasts.
Dans leur jeunesse, du temps de Franco, ils participaient à des réunions de cellules, ils menaient des actions violentes ; ils sont même passés par la prison. « Poussières d'étoile qui ont brillé un instant puis se sont éteintes. » On n'en saura pas beaucoup plus.
Et là, la vie les ayant menés – malmenés ou choyés - chacun sur son propre chemin, ils se retrouvent dans un grand restaurant madrilène, du moins ceux qui ont bien voulu répondre à l'invitation. Histoire de reconnaître : "Qu'avons nous gagné ? Qu'avons nous perdu ? Nos illusions ? Salope de vie, non ?"
Du repas, on ne saura pas grand chose, non plus. Car ce qui intéresse Chirbes, c'est ce qui se passe dans leur tête, l'un après l'autre. Cet enchaînement d'idées, de rétrospectives, de considérations parfois fumeuses. Cette litanie d'histoires ressassées. On est un peu perdu , d'ailleurs, on ne sait pas toujours qui parle, qui a épousé qui, quel métier fait tel autre. Quelle importance ? Ce qui compte ce sont à peine les individus, c'est cette amertume commune, ces regrets. Ceux qui portent beau, ceux qui ont souffert ou souffrent encore, ceux qui simulent la réussite : tous, amers , entre regrets, nostalgies et rancune. Rancune face à leur passé, où ils ont tant voulu tout changer. Et le changement est là, oui, sans doute. Pas celui qu'ils auraient voulu, mais d'une évidence telle que, paresseux, il n'ont su que trahir leurs illusions pour lui, pour son opulence, sa vulgarité, sa facilité. Qui sont si douces, pourtant....
Qu'est ce qu'ils ont tant voulu dans leur jeunesse qu'il n'ont pas su trouver ? Qu'est ce qu'ils ont tant voulu dans ces retrouvailles auxquelles ils n'ont su donner plus de sens ? Ont-ils réellement cru que cela suffirait à écarter les gigantesques solitudes dans lesquelles ils se sont enfermées ? Tant de douleurs sur le parcours, tant d'amitiés trahies, , tant de morts, tant d'amours dévastés, tant de mesquineries...
« Nous avons tellement changé, nous avons tellement peu changé. »
C'est un livre incroyablement triste sur des vies mal vécues et vite passées, sur l'amer désespoir des illusions perdues. Car, comme les autres, les anciens combattants de la révolution ont leurs faiblesses, leurs médiocrités, leur facilités. J'ai pleuré avec ces antihéros qui ne savent même plus s'ils se sont tant aimés dans leur jeunesse. Mais la flamme qui continue à s'entretenir, bien cachée au fond d'eux même, éclaire ces petites compromissions d'une lueur bien cruelle.