De la littérature antique nous connaissons les deux aèdes
Homère et
Hésiode, la triade tragique d'
Eschyle,
Sophocle et d'
Euripide, le comique
Aristophane, le poète
Virgile, le satiriste Martial, le sombre
Sénèque, le farceur
Plaute, le philosophe Lucien, l'élégant
Catulle et plein d'autres noms illustres comme Tibulle, Horace ou encore l'allègre Méléagre... or toute cette illustre galerie provient surtout soit de l'époque, archaïque classique grec , hellénistique ou bien des deux premiers siècles de l'Empire romain. Mais de l'Antiquité tardive, de cette période charnière ou l'aigle impérial voit des mutations profondes de sa société se convertissant peu à peu avec le christianisme devenant religion d'Etat et que voit naitre les balbutiements du Moyen-Age ? du néant, des parcelles d'infirmes fragments littéraires témoignant de la fin du monde antique. Pourtant quelques rares auteurs existent et leurs oeuvres ont survécus jusqu'à nous, bien que n'ayant pas connu la même gloire que leurs brillants aïeuls.
Nonnos de Panopolis un grec d'Egypte du Veme siécle qui a composé une épopée sur le dieu Dionysos intitulé les Dionysiaques et notre artiste du jour, Claudien, poète alexandrin d'origine qui qui vécut à la cour d'Honorius, fils de l'empereur Théodose, au IVeme siècle et considéré comme l'un des derniers grands poètes latin.
Claudien est un homme dont on ne sait guère de choses. Rhapsode mondain, il dédia une partie de ses travaux à son mécène impérial tels que des panégyriques à sa gloire, un épithalame sur le mariage de ce dernier avec la fille du général Stilicon et des propagandes sur les victoires militaires de son bienfaiteur, des oeuvres d'une importance historique sur cette époque obscure et en profonde mutation . Païen convaincu, il aurait continuait d'écrire des sujets mythologiques dans une ère ou la religion gréco-latine est en train de tomber en désuétude, surtout par l'impulsive des interdictions des empereurs chrétiens. Deux oeuvres de lui traitant des faits des dieux nous sont parvenues, malheureusement lacunaires : une pauvre Gigantomachie en seulement une centaine de vers et ce qui est considéré comme la meilleure création de lui, le Rapt de Proserpine, en trois livres.
Le mythe de Perséphone ou Proserpine en latin est assurément l'une des légendes les plus célèbres de la mythologie et qui suscitait (et suscite toujours d'ailleurs) la fascination et l'inspiration à l'âge de la Rome théodosienne. Pour rappel voici les grandes lignes : Déméter déesse de l'agriculture et des moissons eut une fille de Zeus, Perséphone, qu'elle garda jalousement prés d'elle, l'élevant en retraite des autres divinités de peur que sa beauté provoque leurs attentions malsaines sur celle-ci. Mais un jour qu'elle partit répandre ses bienfaits au pays de la Libye, Hadés dieu des morts s'éprit de la belle vierge et l'enleva dans un champ fleuri pour l'emporter dans ses sombres domaines et l'épouser (nota bene messieurs cette méthode de drague n'est pas conseillée aujourd'hui et est même ilélgale). En rentrant de sa mission, Déméter s'aperçut épouvantée de la disparition et de sa fille et la chercha pendant neuf jours avant qu'elle apprit enfin du Soleil l'identité de son ravisseur. Accablée de chagrin et de rage, elle fit en sorte que le monde entier subit une famine universelle, les plantes ne poussant plus sur la terre. Zeus consentit finalement à ramener Perséphone à la surface mais avant qu'elle ne revint à sa mère, Hadés lui donna quelques pépins de grenade des Enfers qu'elle mangea, inconsciente du fait qu'ingérer la nourriture du royaume des morts la condamne à demeurer à jamais dans le noir pays. Zeus parvint à trouver un accord entre la mère et l'époux : Perséphone passerait six mois en compagnie de Déméter et les six mois suivants elle resterait avec son conjoint, donnant naissance à nos quatre saisons.
La Vie et la Mort unies, l'enlèvement dans sa violence érotique, l'amour maternel dans son aimable paroxysme, le développement de la jeune fille en femme en tant que rite de passage, tout cela contribue à ce que ce mythe fut très tôt prisé par les poètes, comme
Ovide et que Claudien fut le dernier à reprendre avant que la Renaissance redécouvre les textes gréco-latins. Dans une civilisation en train de disparaitre et qu'il devait sans aucun doute ressentir les derniers feux, le thème de la mort conquérant la vie a du le toucher et il entreprend de versifier d'une splendeur émouvante les affres d'une mère et de sa fille divine.
Divisé en trois parties, le Rapt de Proserpine nous raconte le drame mystique qu'on suit avec suspense même en étant savant de son déroulement. le premier livre commence sur les lamentations de Pluton qui gémit d'être célibataire et ne point être père et qui menace de libérer les morts et les titans enchainés sur le monde en réaction de sa frustration. Les dieux décident de lui accorder Proserpine, qui vit tranquillement dans sa demeure tout en filant une toile aux images prophétiques sur son destin et que Cérès aime par dessus-tout. le second livre se consacre sur le rapt de la jeune jouvencelle, assistée par les déesses Diane, Minerve et Vénus qui est secrètement l'instigatrice du plan et de la noce entre l'enlevée et son ravisseur que célèbre avec joie les habitants des Enfers. le troisième livre quand à lui dépeint la détresse de Cérès découvrant l'absence de sa fille et du début de sa quête sur Sicile. Ainsi ces trois actes font défiler l'intrigue théâtrale à l'ampleur baroque, coloré d'une dimension cosmique qui domine l'oeuvre.
Car ici, au lieu d'être un simple enlèvement orchestré par des désirs sentimentaux et charnels, il s'agit surtout d'un sacrifice expiatoire pour préserver les foeda mundi, les forces du monde menacé par le plus puissant souverain de la Terre, Pluton, qui veut détruire toute forme de vie s'estimant lésé d'être desservi d'une épouse contrairement à ses frères Jupiter et Neptune, et de l'offrande de la victime, la fille de l'incarnation de la fécondité, pour le dieu de la stérilité afin de préserver l'ordre mondial et céleste en péril. Une lecture qui résonne avec l'impression du délitement pour Claudien et la plupart de ses contemporains du monde romain, qui voit ses sanctuaires détruits et ses cultes volatilisés sous le rite du Christ. Proserpine est ici inévitablement offerte dans une compensation cruelle par ses pairs à Pluton pour sauvegarder l'univers qui part en désordre.
Claudien réinterprète à sa guise le mythe, en faisant de Vénus une actrice active du kidnapping divin : en tant que déesse de l'amour qui dirige le monde, elle entre en jeu et manipule les événements pour que s'accomplit l'oblation. Avec une cocasserie lié qu'elle participe à la promenade dans la prairie avec Diane et Minerve qui incarnent la vertu et la virginité, elle contrôle le sacrifice et d'une certaine façon guide l'innocente brebis à la gueule du loup infernal. Pourtant l'idée des soeurs de Proserpine témoin de son enlèvement n'est pas nouveau puisque déjà dans les chants de la tragédie d'
Euripide,
Hélène, se formule cette version que reprend Claudien. L'amour est le thème majeur du mythe et que ne déroge pas ce grand poème, que ce soit entre le lien filial très fort entre Cérès qui veille envieusement sur la seule enfant qu'il lui reste et celle-ci, la sororité aimante des soeurs de Proserpine qui participe avec gaieté à la cueillette florale et qu'elles tentent de sauver leur compagne du "cueillage" de Pluton arrivant brutalement à leur havre de paix, de Pluton qui naguère égoïste et féroce agresseur se radoucit aux pleurs de Proserpine et lui donne en cadeau l'empire des morts et pour en revenir à Céres qui va dédier tout son être et son existence à présent à la retrouver quitte à insulter l'Olympe sur sa passivité à ne pas intervenir dans la recherche.
Claudien invente et détaille d'images bigarrées et riches caractéristique de son époque qui tente dans un dernier sursaut de revivre les mythes en leur peignant une ardeur et une originalité surprenante, comme
Nonnos de Panopolis procède déjà un siècle avant le courtisan d'Honorius avec les aventures bariolées de Dionysos : notamment l'interruption des Enfers pour célébrer les épousailles de son souverain avec son tendron, ou les Furies elles-mêmes interrompent leurs tortures pour préparer le vin nuptial, chanter et bénir le couple et que même les âmes torturées pour leurs pêchées voient leurs peines suspendues pour l'occasion, ainsi Tantale qui boit enfin l'eau qui lui échappe d'ordinaire ou Ixion délié de la roue enflammée qui le torture habituellement, une scène très singulière ou la Mort si lugubre s'illumine et est allègre pour une fête unique qui aura lieu dans son sein. de telles merveilles il faudra attendre les mouvements baroques et maniéristes pour revoir cette étrange union de la vie et de la mort dans l'art. Belle à voir aussi est la promenade fleurie de Proserpine qui détermine ainsi son avenir et qui n'est pas anodine dans l'Antiquité, les fleurs étant associés à la passion amoureuse et bien des relations amoureuses se tissent dans un cadre floral tels que Orityhia fille du roi d'Athènes Erechtée et Borée vent du Nord et fils de l'Aurore ou les retrouvailles de Jupiter et de Junon dans l'Illiade. Proserpine associée aux fleurs qui comme elle n'attendent qu'à être ramassée par le premier admirateur de ses grâces. Ou pour rajouter, la désolation éperdue de Cérés qui brandit des torches composé de cyprès et parcourt dans la nuit la Sicile en hurlant le nom de sa fille : le fait même de porter ces torches et qu'elles soient en cyprès ne sont en rien un hasard puisque dans l'Antiquité on accompagne les mariages par des torches et que le cyprès est l'arbre attribué à Pluton, faisant de Cérés une inconsciente célébrant des noces de sa fille.
Dans une langue précieuse et magnifique (bien qu'on peut reprocher qu'elle appelle souvent à un pathos trop ridicule) qui retrouve par moments les accents du vieil
Homère, Claudien nous chante cette histoire épique sans qu'elle ne contienne une scène de guerre et de bataille. Un conte de la vie, de la mort, de la nature, du temps et de l'amour surtout qu'on regrette amèrement qu'il n'a pas été complété de livres supplémentaires : on aurait pu avoir d'autres sublimes tableaux sur Cérés apprenant le sort de sa chère fille et le retour de Proserpine. Mais jamais Claudien ne poursuivra son oeuvre. Un désintérêt grandissant durant l'écriture comme c'est souvent arrivé pour beaucoup de livres ? Ou encore, et c'est peut-être plus probable, une prise de conscience que ce genre de thèmes n'est plus possible et est même dangereux à entretenir dans une époque ou le christianisme proscrit définitivement les célébrations païennes ? Car en même temps que Claudien rédige le rapt de Proserpine, Alaric détruit le temple d'Eleusis si chèrement associée au mythe car étant le lieu ou Cérès s'est arrêtée dans sa course et aurait donner les secrets de l'agriculture aux Grecs, et que se déroulait les mystères d'Eleusis qu'encore aujourd'hui nous en savons peu de choses mais que devait louer la vie et la mort et qu'Honorius livre un décret ou la religion du Christ devient obligatoire en 410. Dans ces conditions, lui poète païen de la cour de l'empereur chrétien, ne pouvait plus noircir davantage les pages de son oeuvre sans risquer la condamnation pour hérésie qui pouvait aboutir sur l'amende, l'exil voire pire...
Ainsi est écrit la dernière épopée mythologique avant que ce dit-genre ne sombre dans l'oubli. le Moyen-Age contrairement à des croyances tenaces, n'a pas été ignorant de la littérature antique, car après tout ce sont les monastères qu
i ont recopié les livres gréco-latins nous les préservant ainsi du néant :
les Métamorphoses d'Ovides seront enseignées ainsi à des générations de clercs et de nobles avec le fameux
Chrétien de Troyes qui compose sa version de Procné et Philomèle et bien des
romans médiévaux reprennent les trames mythiques avec les
Romans d'Eneas, d'Oedipe et et cætera mais l'oeuvre de Claudien s'efface lui longtemps : encore aujourd'hui peu de nous ont connaissance de cet auteur, avec
Nonnos de Panopolis, et seuls les aficionados de la littérature antique savent son nom. Pourtant le Rapt de Proserpine mérite d'être lu, ne serait que sa beauté littéraire et mythique, ouvrage avant-gardiste de symbolisme et du baroque et pour palpiter de frisson et d'émoi aux ressentis de la mère aimante et éplorée et de la fille gâtée par la vie qui découvre l'amour et la mort. Certes le style est difficile et très lyrique mais n'est pas une barrière infranchissable, la traduction de l'édition des
Belles Lettres la rende accessible à tous avec en pendant le texte latin qui pour les latinistes est une perle rare qui fait vibrer une dernière fois le souffle des anciens. Lisez le Rapt de Proserpine, lisez ce qui peut être considérée comme, avec
Ovide, la plus belle version de ce mythe à découvrir, une gemme qui mérite d'être dénichée par les amoureux de la mythologie et de la littérature antique, et pour les artistes qui pourraient puiser de ses images poétiques dans leurs propres oeuvres.