Ah il est fort, le bougre ! Une fois encore, il m'a eu !
En ouvrant son dernier roman, je m'étais pourtant promis d'être un peu plus critique que d'habitude envers
Jonathan Coe. C'était décidé : j'allais dégainer mon stylo rouge et traquer sans trop de complaisance ce qui m'apparaitrait comme des redites, des solutions de facilité ou des variantes "paresseuses" des précédents ouvrages qui firent son succès ("
Testament à l'anglaise", "
Bienvenue au club", "
Le coeur de l'Angleterre"...) Tous m'ont plu mais tous mettaient en scène les mêmes "types" de personnages, et tous traitaient des mêmes sujets : le Royaume-Uni, son Histoire et ses particularismes, les grands axes politiques choisis par sa classe dirigeante et leurs répercussions sur la vie quotidienne des sujets de Sa Majesté.
En clair, j'étais sûr que Coe allait encore faire du Coe, je craignais que ça tourne chez lui à la véritable obsession et cette fois-ci je comptais bien ne rien lui laisser passer.
Et puis je me suis lancé.
Stylo rouge en main, j'ai d'abord pris connaissance de l'arbre généalogique (relativement touffu) en première page. J'y ai notamment rencontré
Mary Lamb, bien entourée d'ancêtres, de cousins et de descendants nombreux, et tout ce beau monde n'a pas tardé à m'entrainer dans une réjouissante farandole familiale tour à tour joyeuse et mélancolique, drôle et tendre, sinueuse et débridée.
Le cadre temporel est large, puisqu'il couvre trois quarts de siècle entre la victoire de 1945 et la pandémie de Covid de 2020, et sur cette toile de fond historique, l'auteur fait évoluer ses personnages avec une habileté telle que mon stylo rouge ne m'aura finalement pas été d'une grande utilité...
En jouant en finesse avec la focale de son objectif, Coe change sans cesse d'échelle pour passer en douceur de la grande Histoire du Royaume-Uni (le couronnement de reine Élisabeth II, la coupe du monde de football jouée à domicile en 1966, l'investiture du prince de Galles ou la mort de lady Diana) à celles, plus intimes et infiniment plus modestes (mais non moins dignes d'intérêt !), des membres des familles Lamb, Clarcke, Schmidt...
Les générations se succèdent, les rêves, les doutes et les espoirs se renouvellent selon les époques, mais jamais les liens ne se relâchent entre les différents personnages qui s'agitent devant nous, eux que nous voyons naître et grandir, s'aimer et s'unir, vieillir et s'éteindre.
Tel est donc le joyeux tourbillon qui nous a emporté, mon stylo rouge et moi, et telle est en bref la teneur de ce texte, rendu très vivant par une plume toujours alerte et pleine d'humour (voir par exemple l'incroyable "compte-rendu de réunion de la Commission Environnement et Politique des consommateurs tenue au Parlement européen le 2 juillet 1996" : un vrai régal !), la plume la plus british qui soit.
Avec son style tantôt léger et tantôt ironique, Coe nous offre une nouvelle galerie de portraits très réussie, et ajoute un nouveau chapitre à sa vaste collection de chroniques à la fois tendres et piquantes sur la Grande-Bretagne, sa grandeur (passée ?), ses traditions monarchiques, ses failles et ses travers, son indépendance assumée et ses relations d'amour contrarié avec le reste de l'Europe.
Il n'oublie pas bien sûr d'évoquer le Brexit, d'égratigner quelques figures historiques de la scène politique anglaise et de nous présenter un curieux "Boris" à la chevelure blonde hirsute, dont il aura le culot de dire en postface : "il se peut que certains lecteurs lui trouvent un côté familier, pour autant la question de savoir s'il est ou n'est pas un personnage de fiction reste difficile à trancher avec certitude".
Quel farceur ce Jonathan !
Je prends le pari qu'il n'en a pas fini avec sa saga "made in England", et que le décès d'Elisabeth ou le récent couronnement de Charles feront l'objet d'un futur roman.
En attendant, c'est avec grand plaisir que j'ai arpenté avec lui ce Royaume désuni !
J'ai souri, j'ai vu défiler en accéléré quelques grandes pages d'Histoire, j'ai appris des choses sur
Churchill,
Thatcher ou Blair, j'ai hurlé devant les hérésies culinaires britanniques et l'idée que nos meilleurs ennemis d'outre-Manche se font du chocolat, et j'ai pesté contre l'étroitesse d'esprit et les préjugés de certains protagonistes tandis que d'autres ont su profondément m'émouvoir (à commencer par Mary, pierre d'angle de la famille et personnage très attachant, directement inspiré par la mère de l'auteur).
Et puis, enfin, j'ai refermé le livre, soupiré d'aise, posé mon stylo rouge s'en m'en être servi.
Non, vraiment, il est fort le bougre...