Megan Gail Coles, l'autrice de "
Partie de chasse entre lâches" vit dans la région de Terre-Neuve-et-Labrador et c'est donc en toute connaissance de cause qu'elle situe le cadre de son roman sur l'île de Terre-Neuve, dans le nord du Canada.
C'est certainement cette localisation qui a retenu mon attention lors de la Masse Critique de janvier dernier. Et j'en profite pour remercier Babelio ainsi que les éditions "Denoël et D'ailleurs" pour l'envoi de ce roman.
La destination donc me laissait rêveuse. Mais ici pas de tirade touristique sur l'attrait d'une nature sauvage et enneigée. Et sur l'île aux étendues blanches, c'est plutôt "noir de noir"...
Cette seule phrase pourrait donner le ton du roman:
"Parfois John parcourt le restaurant des yeux en se demandant qui est le plus dans le pétrin."(P.175)
Megan Gail Coles nous livre, à travers un panel de personnages, entretenant des liens plus ou moins directs entre eux, une analyse sociale qui se veut l'autopsie implacable d'un microcosme, et plus largement en filigrane, celle d'une société. Elle n'hésite pas à "déshabiller" ses personnages jusqu'à la trame, à les passer à la loupe, les décortiquer, avec férocité afin d'aboutir à un tableau d'ensemble assez amer.
Le bar "Le Hazel" constitue le cadre où vont se croiser ces personnages, qu'ils y soient employeurs, employés ou clients.
Son chef tout d'abord,
John Fisher, à l'enfance pauvre, et qui savoure sa revanche avec le succès de son restaurant que les élites s'ennorguellissent de fréquenter. Marié avec George, (son épouse malgré le prénom plutôt masculin), il n'a aucun scrupule à entretenir une liaison malsaine avec sa serveuse Iris. Opportuniste, dénué de remord, souvent immoral, cynique, il est parfois calculateur, voire pervers : "John trouve savoureux le fait de connaître quelque chose que les autres ignorent, de les appâter, de les prendre en défaut dans ce qu'ils disent, afin de se sentir mieux qu'eux, de se sentir sain et sauf."(P.174)
Dans un de ses élans de courage habituels, il plannifie de jeter sa maîtresse dans les bras de son employé, barman, énamouré d'Iris, pour se débarrasser de cette liaison encombrante.
Iris, la serveuse donc, est un des personnages phare de ce roman car elle cristallise tout ce que veut dénoncer l'autrice, non dans ce qu'elle est ou fait, mais dans ce qu'elle subit. Issue d'une famille dysfonctionnelle, elle s'abîme, malgré tous ses talents artistiques, dans une relation toxique dans laquelle elle semble se précipiter comme un papillon de nuit sur une lueur illusoire.
Son personnage est parfaitement complété par celui d'Olive, dont la trajectoire est celle qui m'a le plus bouleversée : " Elle est en partie autochtone, en partie fille de la campagne terre-neuvienne, ex-ado placée dans un foyer devenu monoparental. Auparavant, elle était une enfant à la peau foncée que sa mère avait abandonnée. Après, on l'a traitée de résidu de matelot. L'enfant non réclamée. de père inconnu ou qui ne voulait rien savoir d'elle. "(P.291)
George, la femme de John, pourrait nous apparaître plus chanceuse. Mais là encore, le portrait sonne creux. Animée d'une ambition à vouloir une vie parfaite, elle ne rêve que de faire la couverture de magazine, façon business woman, toujours chic, jusqu'aux chiens qu'elle promène de façon ostentatoire habillés de manteaux de laine. Elle modèle sa vie à la façon d'un cliché permanent pour Instagram. Elle a misé sa réussite sociale sur son mari John et a financé le restaurant "Le Hazel" qui sert des plats chics et branchés.
On pourrait aussi citer Damian, homosexuel parfaitement assumé, mais dans un excès teinté d'autodestruction, ou Calv et son pote Roger, tous les deux fraîchement au chômage, véritables portraits de beauf, la lâcheté et la violence en prime.
Le Major David, maire de la ville, est un des protagonistes les plus détestables mais il faut dire que son portrait est savoureux d'acidité ! Homme à l'esprit étriqué, il cumule tous les clichés de l'individu resté prostré dans un autre siècle. Il voit la prédominance masculine blanche menacée absolument partout : les étrangers, les femmes, les homosexuels, les écolo... " Elle ne l'aime pas. Ça se sent. C'est ça, ou elle a ses règles. [...] Il est convaincu, absolument convaincu, que tout l'estrogène qu'elles pissent dans la baie explique pourquoi il y a plus d'homosexuels. Quand il était jeune, il n'y en avait pratiquement aucun à Terre-Neuve, à présent, ils sont partout."(P.219)
Les personnages que l'autrice met en scène sont comme les composants d'un immense carambolage. Les facteurs de ce télescopage inéluctable ont été mis en place, parfois sur plusieurs générations, générant des strates sédimentaires de misère et d'accablement. Tous ces individus qui pourraient paraître très dissemblables, voire totalement opposés, sont pourtant tous suspendus à la même cordée, au-dessus d'un vide auquel ils essaient tous de se soustraire. Mais la corde est rongée.
Le récit est dur, les trajectoires de chacun abîmées, et l'autrice sait mettre en exergue cette âpreté par l'utilisation d'un vocabulaire tranchant et abrupte. Elle ne fait pas l'économie hypocrite de la violence que subissent certains personnages, des humiliations endurées, et ne fait aucune concession, ni aucune édulcoration quant aux scène où le sexe est subi et avilissant. Cette façon de ne rien concéder à la violence du monde, autant dans les mots que dans les situations décrites, font de ce roman un inventaire rude de toutes ces vies abîmées, gâchées.
L'autrice ne se cache pas d'avoir voulu attaquer de front la misogynie, mais je perçois plus un plaidoyer contre les violences en général, commises sur ceux qui n'ont pas la bonne couleur, les bonnes origines, un milieu social convenable, ou des orientations sexuelles reconnues "acceptables".
Le roman ne se contente pas de brosser un tableau misérabiliste de "ceux qu'ont pas eu de bol", ceux qui ont tiré le mauvais numéro et sont nés du mauvais côté de la barrière. Bien que l'autrice mette clairement en lumière les violences exercées contre les femmes, qui paient un lourd tribut dans cette "condamnation impitoyable de la différence", c'est tout un système sociétal qui est pointé du doigt, où chacun est broyé à sa façon.
Megan Gail Coles ne participe sûrement pas à la tentation d'excuser le bourreau, mais le tableau qu'elle dresse de la vie sur cette île est suffisamment affligeant pour que le lecteur comprenne que personne n'est gagnant, pas même les bourreaux qui surnagent dans une existence désespérante. Ce roman est le constat d'une désolation tissée sur plusieurs générations et à laquelle personne ne semble pouvoir échapper.
Ces individus sont en perdition dans une société qui ne l'est pas moins. le roman devient la peinture d'un échantillon humain passé au vitriol, composition impressionniste où se mêlent rejet, solitude, injustice, pauvreté, ostracisme, destruction des racines, et tout ce qui nait sur ce terreau d'affliction : l'exploitation sous toutes ses formes, la violence, le viol, le racisme, la mysoginie, la xénophobie, l'homophobie.
L'autrice ne se contente pas de ces portraits juxtaposés, elle provoque un
télescopage inéluctable, inexorable, et implacable. Elle fait se percuter les protagonistes, quitte à les broyer.
Et affleure sans arrêt cette sensation tragique du destin auquel on ne peut échapper et c'est en cela, peut-être plus que dans les faits dramatiques qui sont égrenés, que réside la noirceur de ce roman. Ce qui est terrifiant dans ce récit, c'est la spirale d'échec à laquelle ces êtres souscrivent, persuadés intimement depuis tout petits, qu'en effet ils ne méritent pas, ils sont différents, donc de moindre importance, ainsi il est normal de subir et le combat n'est plus de mise... C'est un discours glaçant qui plombe tout espoir. Malgré tout, poind une petite lueur parmi ces êtres fracassés, celle de la solidarité comme une forme de fraternité entre compagnons de misère.
On pourrait parler de déterminisme social, voire de déterminisme socio-éthnique-régional. Cette condamnation ad vitam aeternam à végéter dans la minuscule case dans laquelle vos origines, votre sexe, vos orientations, votre histoire familiale vous a collé sans espoir d'en sortir.
Les tentatives illusoires de contre carrer cette fatalité se soldent immanquablement par un échec prévisible. Aidé en cela par une société qui a elle-même créé ces petites cases !
Oh bien sûr, il y a ceux ceux qui s'en sortent et arrivent à s'extirper de cette spirale: ils y parviennent à force de faux semblants et de tricheries, ils ne sont que des transfuges. Ils échappent à leur misère en se jouant de ceux encore plus fragiles qu'eux qui n'ont pas ce réflexe de survie opportuniste. John en est un magnifique spécimen. Il utilise les femmes comme tremplins ou pour son bon plaisir. L'homme blanc hétérosexuel n'est pas à la fête dans ce roman...
Il n'en reste pas moins que le récit, traité sur un mode incisif, particulièrement acide, nous offre des passages exquis.
Comme cette pique pleine de cynisme sur les plus riches :
"Ces femmes qui portent des montres scintillantes sans se soucier de la notion du temps semblent n'aimer personne ni s'aimer entre elles. Elles rivalisent sur tout. Elles commandent des steaks et des salades, mais se font concurrence pour être celle qui mangera le moins, la gagnante étant la femme la plus mince et la plus affamée de la table qui peut se permettre de jeter la plus grande quantité de nourriture . John est toujours en mesure d'identifier les nouveaux riches à leurs assiettes vides et à leurs compliments. Ils apprécient encore les saveurs. (P.37)
L'autrice recourt souvent à une audace acerbe dans ses descriptions pour souligner avec ironie un désespoir silencieux : "Elle se demande où les veuves dans leur chaise à bascule trouvent la volonté de survivre. Peut-être qu'elles sont incapables d'atteindre le lustre . Peut-être qu'elles n'ont pas de cordes . Iris, elle, est issue d'une longue lignée de personnes pleines de ressources. Elle se dit que, faute de mieux, une rallonge électrique ferait l'affaire. (P.85)
L'autrice ne manque pas d'aborder le sort réservé aux populations autochtones, converties bien malgré elles à une culture et un mode de vie qui ne sont pas les siens, parfois jusqu'à provoquer leur extinction : c'est le cas des du peuple béothuk, originel de l'île de Terre-Neuve.
Ainsi le personnage d'Olive lui permet de toucher du doigt ces existences déracinées et souvent tragiques.
"Elle était insaisissable malgré leurs années de formation, de savoir-faire et de pratique. Une enfant qui faisait semblant que le monde n'existait pas en mettant ses mains sur les orbites de ces minuscules yeux. [...] Les conversations se déroulaient au-dessus de sa tête comme si elle n'était pas là. [...] Eh bien, il doit y avoir quelque chose qui ne va pas, disaient-ils, les bras croisés. Il doit y avoir quelque chose qui ne va pas chez Olive. [...] Ma maison est une maison compliquée. Il y a des orignaux. Des ours noirs. Des tas de lapins morts sur la route. Parfois ton papi se suicide quand l'usine à poissons ferme et on t'envoie vivre ailleurs parce que ta mamie est trop triste pour cuisiner. Ton père prétend qu'il n'est pas ton père et tout le monde rit de ton immaculée conception. Ton cousin essaie de te baiser à ta fête d'anniversaire et ta mère s'en va. Personne ne dit que c'est normal d'avoir de la peine. Personne ne dit rien. [...] Mais ils ne parvenaient pas à entendre les mots prononcés par Olive avec son accent écorché. Ils ne voulaient même pas les écouter. Ils voulaient qu'Olive fasse semblant d'être blanche, fasse semblant d'être heureuse, fasse semblant qu'ils l'avaient tous réparée. [...] Ils ne connaissaient rien à la douleur d'avoir une langue endommagée. La langue d'Olive avait été estropiée des générations plus tôt. (P.465)
Le personnage d'Olive restera celui qui m'a le plus douloureusement émue et je ne peux m'empêcher de penser au magnifique roman "Les femmes du North End", qui explore plus en profondeur ce drame des autochtones.
Ce roman pourrait se résumer à une longue litanie des diverses humiliations et violences que subissent les individus les plus fragilisés dans une communauté fermée où règnent en maître la loi du plus fort, qu'elle s'incarne par l'exercice de la violence physique ou par celui du pouvoir de l'argent et tous les abus qu'il engendre.
Mais peut-on résumer une population ou un lieu à la somme des violences qui y sont subies ? le tableau est très noir, à juste titre certainement, mais il y a un parti-pris qui me met très mal à l'aise. Bien sûr que les violences faites aux femmes, aux populations autochtones (avec un effet dramatiquement décuplé lorsqu'il s'agit de femmes autochtones!), aux étrangers, aux homosexuels, sont majoritairement perpétrées par des hommes. Mais il me semble que se contenter de ce constat sur 512 pages traduit une lacune dans l'analyse et on tourne très vite en rond: tirer à boulet rouge sur les hommes ne peut que creuser un fossé insurmontable. Ces violences sont aussi un symptôme d'une structure sociétale défaillante. Les communautés traditionnelles ont été cassées, les dimensions spirituelles effacées, l'utilité de chaque individu éradiquée au profit d'une individualisation à marche forcée, dans des société où la valeur matérialiste, l'argent, le travail, la réussite, l'exploitation ont affirmé leur suprématie.
Les inégalités et les injustices que produit ce système créént des tensions et des violences. On peut donc être doublement perdant en étant hors réussite, sans travail, sans possession et, sans la culture et les codes pour accéder à ce système, mais on peut, en plus, être victime de ceux qui subissent eux aussi cette violence (par le chômage, l'exclusion, la frustration, l'absence d'éducation) en plus aggravée par les phénomènes d'addiction (alcoolisme, drogues dures). Oui, c'est un fait, les femmes sont au bout de cette longue chaîne du malheur. Alors, bien sûr que les hommes sont coupables de violences, mais ils sont aussi les pions d'un système où très clairement il n'y a pas de place pour tout le monde, un peu comme dans une triste version géante des "chaises musicales".
J'ai lu ce roman sans déplaisir car les piques particulièrement caustiques de l'autrice en constitue l'attrait, mais la noirceur du propos, couplée à une analyse tronquée, selon moi, en amoindrissent la portée.
Ma chronique s'étale en longueur, mais pour ceux qui en ont encore le courage, je n'ai pu me résoudre à sacrifier ce passage, terrible de pertinence, sur la misère des âmes et des coeurs, presque pire que la misère sociale :
"La plupart du temps, Iris se sent comme la chatte que ses cousins ont trouvée dans le ruisseau. Un animal errant à la fourrure noire avide d'affectation, pas sauvage du tout, même s'il avait de toute évidence été abandonné. Tout le monde dans la baie avait été frappé par sa bonne nature. Ses cousins la prenaient chacun son tour, se la passaient de main en main, s'extasiant devant le volume de ses ronronnements.
Puis , ils l'ont jetée du quai.
Pour voir si elle était capable de nager . Pour tester son endurance.
Et la chatte, à moitié morte de faim est déjà blessée, a nagé jusqu'à la rive. Tout le monde était en admiration: c'était une chatte magique.
Comme elle était intelligente. Une sacrée chatte. Ils ont encensé cette chat incroyable et rendu gloire à sa persévérance, elle qui avait du livrer un tel combat. Il lui ont frotté les oreilles, ils l'ont serrée dans leurs bras, sous leurs manteaux. Son coeur chaud battant contre leurs poitrines. Pauvre minette qui croyait qu'elle avait finalement prouvé qu'elle était digne d'affection, convaincue d'être en sécurité tout au long de la marche hors du quai, jusqu'au moment où elle avait de nouveau était lancée en l'air , volant comme les chats savent le faire, pattes déployées, ce prépare en a atterrir dans l'eau froide de la baie.
Néanmoins , chaque fois , la chatte revenait pour avoir des caresses . Mouillée et épuisée. La minette croyait que ce serait bientôt fini . Que quelqu'un un interviendrait. [...] Et même si la chatte ne comprenait rien à tout ça, elle se laissait réchauffer par leur voix puisqu'elle ne demandait rien d'autre que d'avoir quelqu'un qui prenne soin d'elle , trop blessée pour prendre soin d'elle même.(P.203)