Bizarrement, quand on évoque les grands écrivains de l'ère victorienne, et spécialement les auteurs de romans d'aventure, on trouve facilement les noms de
Stevenson, de
Conan Doyle ou de Wells, à la limite de
Rider Haggard, un peu moins connu chez nous, mais on ne pense pas à y associer
Joseph Conrad. Etonnant, non ? Pourtant, né en 1857 et mort en 1924, il est tout à fait leur contemporain. Les curieux - et je sais que vous en êtes (curieux, bien sûr) - se posent la question. J'y vois pour ma part deux ou trois explications (elles valent ce qu'elles valent, je n suis pas un historien de la littérature, seulement quelqu'un qui lit, comme
Jean-Claude).
D'abord Conrad n'est pas Anglais d'origine. C'est peut-être un détail pour vous, mais pour un Anglais ça veut dire beaucoup... D'ailleurs, ils ont mis du temps à le reconnaître, ce n'est qu'en 1913 qu'il rencontre son premier succès commercial britannique, "Chance", il avait déjà écrit tous ses grands romans (Le Nègre du Narcisse - 1897,
Au coeur des ténèbres - 1899,
Lord Jim - 1900,
Typhon - 1903,
Nostromo - 1904) bien accueillis par la critique mais boudés par le public. Ensuite, ses romans sont cosmopolites, se passent tout autour du globe (souvent en mer, d'ailleurs - oui je sais "en mer d'ailleurs" c'est pas très joli, mais c'est pas ma faute s'il y a plus de bateaux sur la mer que sur les montagnes). Enfin, le
s héros "conradiens" n'affichent aucune des vertus britanniques traditionnelles, bien au contraire, ils sont souvent complexes, désabusés, se cherchent un but, et leur courage, souvent réel, est parfois plus désespéré qu'autre chose.
Lord Jim, justement, est un héros "conradien". Il passe sa vie à expier une faute commise au début de sa carrière (il a laissé couler un bateau plein de passagers). Torturé par la culpabilité, il est écartelé entre ses envies d'héroïsme et la paralysie qui le prend au moment de l'action. C'est un profil psychologique particulièrement tourmenté, qui fait de
Lord Jim un antihéros, et de Conrad un maître du roman d'analyse, doublé d'un maître du roman d'aventure. Certains critiques y verront même l'origine de l'existentialisme, en fonction de "l'étrangeté" du personnage, sa dualité, son envie de vivre constamment en conflit avec son envie de mourir...
Pour le coup, vous l'avez deviné, Conrad n'est pas
Stevenson, vous ne lirez pas
Lord Jim avec le même engouement que
l'Ile au trésor, mais peut-être y trouverez-vous un plaisir différent, car
Lord Jim, avec toutes ses contradictions, reste profondément humain, et sa quête, somme toute, est une quête du bien, et une forme de rédemption...
Au cinéma, qui d'autre pouvait incarner
Lord Jim que Peter O'Toole, (qui avait incarné
Lawrence d'Arabie, un personnage finalement assez proche de Jim, ne trouvez-vous pas) ? C'est dans un très beau film de
Richard Brooks, réalisé en 1965...