Subjugué
Les recueils, ce n'est pas franchement ma came. D'ordinaire…
Avant celui-ci, je n'avais lu que quelques assemblages de nouvelles d'auteurs indépendants, plutôt bien pour découvrir de nouvelles plumes, et puis un autre, signé
Philip K. Dick, pas mal, mais selon moi moins abouti. En matière de science-fiction, Dick avait des idées, beaucoup de pensées conflictuelles et de visions éphémères, tellement que c'était le foutoir, là-haut dans son esprit de génie malade.
Alain Damasio, lui, nourrit autant voire plus d'idées fantasques, mais les anime surtout d'une stabilité mentale et émotionnelle lui permettant d'en exprimer toute la substance. C'est solide, minéral, ancré dans le réel de la chair autant que dans le spirituel créatif. Il arbore fièrement ses convictions et ses combats, en les nourrissant d'univers cohérents, persuasifs, détaillés avec force justesse et sensibilité. La qualité littéraire est autrement plus pointue chez
Damasio, il joue avec la langue comme un acrobate, et maîtrise son sujet de bout en bout, jamais dépassé par l'un ou l'autre de ses éléments. Vocabulaire, fluidité, rythme, précision du langage, appropriation des styles, transcriptions, traductions, interprétations, expressions multiples…
Alain Damasio nous enchante du potentiel infini de la littérature moderne. Les limites, les bornes ? Il ne connaît pas, le gars, il s'évertue à dépasser sans cesse les frontières du monde connu, celles que l'on nous présente comme absolues. Pour l'auteur, un état ne peut être que transitoire, évolutif. Les mots, eux, ne supportent pas la rigidité. La société impose des normes, des tendances ? La belle affaire. Il les détourne ou les pousse à l'extrême pour mieux les dénoncer. Et de la plus belle des manières. C'est lumineux, enragé, plein d'espérance et de valeurs. Il érige l'humain, le sensoriel, l'émotif en véritables témoins de l'histoire. Si l'Homme doit évoluer, ce ne sera pas sans ces qualités.
Qui suis-je, modeste scribouillard, pour oser chroniquer/critiquer un génie tel que
Damasio ? Sérieusement, on ne peut que s'incliner devant une telle maîtrise des mots, précis et incisifs, des tons, des rythmes surtout, puisque chez
Damasio, tout est flux, mouvement, transfert, sans parler de sa vision, de ses messages et de sa militance. Aussi, comme dans chacun de ses écrits, il fait preuve de la même capacité à innover, à renouveler la langue et la structure du texte pour mieux servir personnages et univers. L'intuition brute, l'imaginaire foisonnant et cohérent, il les a, mais ce n'est pas tout ; il y a un boulot monstre derrière chacune de ses lignes, pour que les mots tombent, claquent et portent la pensée.
Ce recueil est un bijou, tant par le contenu que par la forme, plus riche encore que ses romans. Si vous devez découvrir l'auteur, ceci est un excellent point de départ.
Quelques lignes sur ces nouvelles :
Les Hauts® Parleurs®
Des déclamateurs publics portés en héros, vecteurs de mots et de pensées qui ne leur appartiennent qu'en partie, s'efforcent d'infuser quelques bribes de liberté dans les oreilles et les coeurs des habitants d'une cité rebelle, quitte à s'improviser contrebandiers idiomatiques. Exprimer ce que le peuple porte en lui s'avère laborieux lorsque la quasi-totalité du lexique se trouve privatisée. Ces quelques héros volant, ces jongleurs du langage, luttent contre cette propriété outrancière et absurde en tentant une nouvelle approche : réinventer une langue qui leur appartiendrait, dont ils pourraient user sans contrainte, quitte à s'attirer les foudres des grands groupes concurrentiels. Par moment,
Damasio en fait un peu trop, frôle l'incompréhensible, perd les trois quart de ses lecteurs, mais l'intention est claire, et son amour des mots brillant comme jamais.
Annah à travers la Harpe
Onirique, métaphysique, parfois abstrait. L'amour que l'on voue à un proche ne suffit pas toujours à le ramener. Parfois, il faut s'aventurer plus loin qu'escompté, plonger dans un immatériel qu'on n'osait imaginer, lutter dans les limbes hallucinatoires et passer par des états de conscience atemporels, blindés de
souvenirs. L'auteur explore une dimension mystérieuse, à laquelle on croit, ou pas, en suggérant en sourdine que le sacrifice est peut-être la manifestation d'amour ultime. Son récit pourrait sembler personnel, viscéral et lesté de regrets, mais rien n'est moins sûr ; il aime larguer ses lecteurs, le bougre, les abandonner au brouillard, nuancer le réel.
A noter la pertinence de la réflexion sur la surprotection de l'enfant, sur ce technococon destiné à rassurer les parents, mais qui finalement les éloigne de l'Être.
Le bruit des bagues
Le contrôle et le flicage tous azimuts, il est contre,
Damasio. Si vous ne l'aviez pas compris, ce recueil vous mettra les points sur les i. Ici, on confond marques et identités, trajectoires et destins, transparence et absence de vie privée. C'est d'une tristesse, d'autant que l'on nage déjà en plein dedans. Même la vie s'achète, le contrôle occupe tout l'espace. Quelques groupes d'individus subsistent, en marge disent-ils, mais cela ne peut durer. L'illusion ne dure qu'un temps. En filigrane, l'auteur intercale un peu d'amour, une note d'espoir peut-être, une vie nouvelle poussée par une nouvelle vie…
C@ptch@
Là, j'ai fait “Mazette, c'est un monstre le Alain !” Avec celle-ci, il frappe fort. En touchant au lien sacré entre parents et enfants, en les séparant dans l'espace, en les condamnant à ne peut-être jamais se connaître, il tend une corde raide d'un bout à l'autre de cette nouvelle. le besoin viscéral de renouer avec la filiation est omniprésent, l'instinct nous impose de retrouver ce lien, le pathos vibre, à peine suggéré, mais tellement poignant. J'ai failli verser la p'tite larme, sur le point final. Lorsque l'existence est condamnée à disparaître, avalée par l'ère numérique, lorsque la chair elle-même est transformée en données, compilée, ajoutée au réseau dans un cérémoniel aux allures de jeu malsain, lorsque l'individu se fond dans la structure binaire, les gosses s'arment comme ils peuvent, et tentent de rejoindre l'autre rive. Ici, les choix narratifs si particuliers de
Damasio, mieux dosés, servent vraiment l'immersion du lecteur.
Une chute à la Matrix avec, si ce n'est un “élu”, la capacité latente de transcender les deux dimensions, de faire la nique au réseau. Un bijou !
So phare away
Toute aussi lourde de sens.
Damasio exploite ici sa passion du flux, mais dans sa dimension visuelle, puisque lumineuse. Une ville saturée de phares, qui ont perdu leur fonction originelle et peinent de plus en plus à percer la nappe qui les nimbe tous. Les faisceaux parlent et tentent de communiquer, de transmettre leurs messages, pendant qu'il est encore temps. Les couleurs se détachent sur le fond délétère du macadam de la ville, sur ces vagues décrites comme un courant naturel, et qui avalent tout sur leur passage. Symboles de l'information à outrance, de la communication saturée, cette multitude de phares et leur potentiel d'humanité seront bientôt obsolètes, détrônés par une ville plus grande, plus lisse, qui ne souhaite pas inclure ces individualités colorés. Purée, les métaphores sont partout, chez
Damasio !
Dispersés dans ce brouillard saturé, quelques humains maintiennent à flot un semblant d'humanité, et parviennent même à tisser, en dépit des embûches de ce monde étouffant, des relations, un amour vrai, trop rare, mais encore une fois porteur d'espoir. C'est récurrent ce qu'il nous conte là, l'auteur, mais tellement essentiel. Alors, lorsqu'il n'y a plus rien à attendre de cette société, on n'a plus qu'à rejoindre l'autre, envers et contre tout, quitte à braver les flots et s'inventer des moyens, des lumières nouvelles. Heureusement, dans cette quête d'un souffle nouveau, parfois, on peut compter sur ces êtres singuliers, qui vous ouvriront peut-être la porte de leur phare.
Les hybres
Je l'ai trouvée fun, celle-là. Une atmosphère fantastique un peu angoissante dans les méandres impitoyables d'un milieu artistique qui corrompt les plus purs. S'il veut rester visible, l'artiste doit devancer ses compères, mais par dessus tout, se surpasser lui-même. Voilà comment l'un d'entre eux, bientôt détrôné par une créatrice au talent improbable, est forcé de reprendre les armes, au sens propre. Oui, le créatif redevient chasseur, et du même coup imposteur, mais ça, le galeriste n'en a cure. Des créatures hybrides que l'on visualise avec une étonnante facilité, et une traque, menée avec expérience, quitte à se sacrifier un peu soi-même. L'homme se dissout dans son oeuvre. Puis, à nouveau, la consécration, l'adulation, car c'est bien tout ce qui compte. Mais à la fin, le plus roublard n'est peut-être pas celui que l'on pensait…
El Levir et le Livre
Je ne saurais dire si j'ai trouvé cette nouvelle terriblement brillante ou tristement confuse. Poétique en revanche, ça ne fait aucun doute. L'anagramme du titre donne le ton : il s'agira de mots, de leur potentiel évocateur, et des transformations qu'ils opèrent chez leur usager. Une quête sous forme de conte, merveilleuse autant que dramatique.
Damasio a l'intelligence de nous emmener sur l'un des sites géologiques les plus baignés de croyances ancestrales, en terre australienne, et, en nous ancrant ainsi dans la géographie réelle, il nous aide à accepter la dimension fantastique de son oeuvre.
Un scribe – ou un artiste, on ne sait pas trop -, devenu maître à force d'exercices, est désigné – élu – pour rédiger un livre dont on ne sait pas grand chose finalement. Ce qui est certain, c'est que cette tâche ultime nécessitera la plus grande maîtrise de son art, sur des supports et dans des dimensions impensables, avec l'ingéniosité que seul
El LEvir saura puiser en lui-même. Autre certitude : le sacrifice (encore lui) ; en traçant les lettres de cette oeuvre mythique, le scribe apprendra le vrai pouvoir de mots, certes, mais se dissoudra lui-même dans son texte. Dans la consécration, dans l'adulation ou la jalousie de ses pairs,
El Levir réalise et traduit ni plus ni moins la passion qui le lie à la langue. Un romantisme exacerbé par ce final… aérien.
Sam va mieux
C'est sombre. Ambiance post-apocalyptique nourrie de déluge, de délabrement, de solitude et de troubles psychiatriques. Ce dernier point est tout juste suggéré, mais bel et bien justifié par une chute encore une fois très poétique. J'ai apprécié cette schizophrénie de la narration, cohérente car nécessaire à la survie. Tout tourne autour des mots et de leurs sonorités – normal, chez
Damasio, me direz-vous. La pluie cingle et l'eau ruisselle. On ne sait trop pourquoi, mais le(s) narrateur(s) s'efforce d'apprendre ce langage, ces sons et ces mélodies à celui qui l'accompagne. Son fils ? Comme une obsession, un leitmotiv animant toute son existence et cristallisant leur devenir.
Une mélopée s'élève, maintenant à flot les espoirs de ce personnage trouble. Il faut la rejoindre, à tout prix. Bientôt, une tour, des appels plus présents. Des traces de vie, une compagnie ? Puis la mémoire lui revient, et tout peut recommencer. Ça remue les tripes, étrangement.
Une stupéfiante salve d'escarbille et de houille écarlate
On retrouve l'univers fantasy de
la Horde du Contrevent ; il est aussi très doué pour ça
Damasio. Ses créations (décors, paysages, effets visuels, créatures…) sont exceptionnellement parlantes. Avec peu de mots, il peint un univers fantasque où l'on s'oublie l'espace d'un instant, et de quelle manière !
Le concept du “mu”, déjà évoqué dans le roman suscité avec les pouvoirs passionnants des chrones, est peut-être ce qui symbolise le plus l'écriture d'
Alain Damasio. le mouvement, l'évolution, l'adaptation et le jeu de son écriture se retranscrivent ici sur Île, son personnage principal, ainsi que sur plusieurs autres intervenants. Ils portent en eux le don, plus ou moins maîtrisé, de faire muer les choses. Chronologiquement ou matériellement, ils transmutent et transposent les choses ; ils traduisent et expriment les émotions, aussi, sur les objets qu'ils touchent, souvent dans l'urgence, parfois dans le contrôle. Les matériaux passent d'un état à un autre, retrouvent ce qui fut leur origine, se désassemblent ou se projettent dans ce qu'ils pourraient être, dans un joyeux chaos de créativité. Les éléments et les lois physiques eux-mêmes sont muables. La stabilité est ici proscrite.
Sur une toile de fond d'amour impossible, on se trouve une nouvelle fois plongé dans une joute, une sorte de jeu/course teinté à la fois de divertissement et de cruauté. Aux commandes de cette animation coagulant tous les acteurs de ce monde merveilleux, le Barf. Symbole de l'enfant-dieu (?), la chose reste très mystérieuse, jusqu'à la chute, et ne fait que s'animer, sauter ronfler exiger muer se frotter bref, dépenser son énergie colossale et impossible à canaliser. le Barf se bâfre de vie, et la course qui va se tenir au-dessus du Fleuve Vent est de loin son jeu favori. de la maîtrise du mu dépendra le succès du gagnant.
Ce texte est fort, émouvant, épique, coloré et profondément allégorique, pour qui acceptera de lire au-delà de l'imaginaire fertile de l'auteur.
Aucun souvenir assez solide
Une image fuyante, juste des mots. L'angoisse de l'oubli,
souvenir désagrégé. La réanimation… la vie. Replonger à tout prix, revivre la douleur, par crainte de l'effacement. Accepter, ou s'oublier ?
La postface nous apporte de précieuses réflexions et des enseignements sur les intentions d'
Alain Damasio, sur ses “combats”, par la mise en lumière notamment de ses choix narratifs et autres allégories. Sous forme d'analyse philosophique (j'y ai un peu retrouvé tout ce que j'abhorrais dans les études de textes à l'école), Systar nous pousse à fouiller notre lecture pour mieux capter ce qui anime l'auteur. Je n'apprécie pas franchement que l'on me dise ce que je dois penser d'une oeuvre d'Art, mais ces quelques pages ont le mérite de nous en apprendre davantage sur la pensée de
Damasio.
En résumé, si vous devez découvrir ce dernier, assurez-vous d'y être dûment préparés. Gardez l'esprit ouvert et l'attention ancrée au coeur !
Damasio, c'est politique sans en avoir l'air,
Damasio, c'est le langage, les mots comme étendards. C'est le mouvement, omniprésent et fondateur. C'est l'amour, la liberté, l'esthétique, mais la technologie aussi, la domination et l'insoumission. Ça racle le fond de l'âme humaine autant que ça porte l'espoir. Ça vous élève, si vous l'acceptez, vous transforme et vous surprend à en vouloir toujours plus, de ces mots taillés au scalpel, assemblés en tour de guet, érigés avec tellement d'exigence qu'ils portent en eux le principe même de chaos créateur. Ça étincelle de savoir, d'intelligence, d'humanité et d'instinct surtout, parce que le bougre n'écrit pas qu'avec sa tête ; les tripes ne sont jamais bien loin.
Les écrits de
Damasio conserveront à jamais leur intemporalité. Plutôt rare, pour un auteur vivant !
Lien :
https://editionslintemporel...