Georges Didi-Huberman et
Niki Giannari écrivent, dans Passer, quoi il en coûte, un livre de frontière. Un livre de frontière maintenant que les régions frontalières sont ciselées, découpées par de hauts murs de barbelés. Point de passage. Barrières baissées. Rouge et noir du sang. Fils aux épines comme des ronces le long d'un champ interdit.
Le livre, divisé en deux, laisse d'abord la parole à la poétesse grecque et à son long chant, « Des spectres hantent l'Europe » qui reprend la phrase inaugurale du Manifeste du Parti Communiste : « Un spectre hante l'Europe », pour la détourner au profit d'un témoignage sur ces « spectres » qui arpentent nuit et jour le camp d'Idomeni. « Des spectres hantent l'Europe » est aussi le titre d'un documentaire qu'elle réalise avec la cinéaste Maria Kourkouta en 2016 [1] et qui met des images sur ces « êtres concrets » qui, aux frontières, attendent et espèrent «
passer, quoi qu'il en coûte ». Êtres que nous avons tendance à rabattre dans le néant des concepts.
Ensuite,
Georges Didi-Huberman, dans un texte intitulé « Eux qui traversent les murs », tente non pas de commenter le poème et le film de
Niki Giannari, mais de penser ce qu'implique la position du témoin, le geste du témoignage, face à ce qui n'est plus seulement une abstraction politique, mais une réalité concrète, singulière et plurielle. Lui dont le travail consiste, depuis des années, à penser, après
Aby Warburg et
Walter Benjamin, les notions de hantise et de survivance, telles qu'elles investissent le règne moderne des images, trouve dans la position existentielle du migrant à la frontière une question posée non seulement au statut des images, mais aussi au statut de l'autre tel qu'il réfléchit notre place de témoins.
On ne témoigne jamais pour soi. On témoigne pour autrui. le témoignage vient d'une expérience bouleversante, souvent ressentie comme indicible et dont le témoin, depuis la position qu'il occupait (position d'actant, de souffrant ou de regardant), doit faire foi aux yeux d'autrui, aux yeux du monde entier. Il donne alors forme à ce qu'il doit – d'une dette éthique – comme à ce qu'il voit. le témoin fait foi, doit, voit et donne : depuis une expérience qu'il a vécue, quel que soit le mode de cette implication, vers toutes les directions de l'autrui. Il donne sa voix et son regard pour autrui.
p. 27
« Des spectres hantent l'Europe » – Écrire la nécessité du passage
D'abord, il y a la lettre à « Des spectres [qui] hantent l'Europe [2]» de
Niki Giannari, le long poème, le chant qui ne se termine pas, la question répétée « Qui sont-ils ? Que veulent-ils ? Où vont-ils ? » que traduit Maria Kourkouta en français, mais qui n'est pas mieux comprise, qui ne fait pas sens entièrement. Qu'est-ce qu'un spectre, en effet, sinon ce que « je regarde [3]», mais qui m'échappe comme « apparition d'autre chose » et qui est, comme l'écrit la poétesse, « presque oubliée du regard ».
Qui sont-ils ? Que veulent-ils ? Où vont-ils ?
Il semble qu'ils soient ici depuis toujours.
Ils se cachent
et, au moment où le danger disparaît,
ils réapparaissent
comme l'accomplissement d'une prophétie
presque oubliée du regard.
p. 11
Poème du soulèvement des mots, du soulèvement des images. Poème qui, comme la nuit, vient du sol, qui, comme la nuit, vient de la terre, dure, sombre et têtue et qui, comme la nuit, ne se termine pas : poème qui continue, qui se murmure dans les campements de toiles encrassées, dans les tunnels des mégalopoles mondiales, aux abords des autoroutes périphériques, sous les ponts où brûlent, dans de petites enclaves de tôle, un feu de honte et de regret, où brûlent, pêle-mêle, « les morts que nous avons oubliés / les engagements que nous avons pris et les promesses, / les idées que nous avons aimées, / les révolutions que nous avons faites, / les sacrements que nous avons niés, »
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