À moitié de l’étape, la caravane fait une halte de plusieurs heures devant les ruines de l’un des neuf cent quatre-vingt-dix-neuf caravansérails construits sous chah Abbas. L’édifice est de forme quadrangulaire ; ses murs, bâtis en belle pierre rouge et flanqués de tours défensives, permettaient de l’utiliser comme forteresse en temps d’invasion. La porte, en partie écroulée, est ornée d’une charmante mosaïque de faïence bleue et de briques rosées. Ce caravansérail, comme ses pareils, a servi longtemps de repaire à des bandits, et nos valeureux tcharvadars hésitent et tremblent comme la feuille quand Marcel donne l’ordre d’arrêter les chevaux et de décharger l’appareil photographique.
Dès que, reprenant notre marche, nous nous sommes éloignés de ce lieu redouté, l’un des guides s’approche de moi et me dit en confidence :
« Il y a un mois, nous aurions été dévalisés à cette place maudite. Depuis que le prince gouverneur de la province a fait donner quarante coups de gaule sur la plante des pieds du chef de la police de Tauris, les brigands sont moins entreprenants.
— Quel rapport peut-il exister entre ce personnage et des coupe-jarrets ? Je ne suppose pas qu’un si haut dignitaire soit tour à tour directeur de la sûreté et capitaine de voleurs ?
— Vous vous trompez. Bandits et magistrats vivent dans une bonne intelligence entretenue à nos dépens ; cependant, depuis sa dernière bastonnade, le directeur de la sûreté pour-chasse ses meilleurs amis.
— Comment pourrait-il s’y prendre, après avoir été dé-pouillé de son autorité ?
— Mais son autorité est toujours la même, réplique mon initiateur aux rouages administratifs de la Perse : quelques jours après lui avoir infligé la juste punition de ses fautes, le prince, n’ayant plus sujet de lui garder rancune, lui a envoyé un khalat ou robe d’honneur pour le consoler de l’endolorissement de ses pieds, et, la semaine dernière, il l’a rétabli dans l’exercice de ses fonctions.
— Cela n’est pas possible ; le gouverneur ne peut rendre sa confiance à un homme avili.
— La bastonnade n’a rien de déshonorant. En outre, quel homme serait mieux à même de réprimer le brigandage que le préfet ? Il a été en relation avec tous les malandrins de la province et connaît le châtiment auquel il s’expose s’il s’intéresse trop vivement à leurs affaires. Aussi, inchâ Allah (s’il plaît à Dieu), arriverons-nous à Tauris sans encombre, grâce à la sensibilité des pieds de Son Excellence. »
Tout chemin ne conduit pas en Perse. Les augures consul-tés furent d’avis différents. Deux voies étaient ouvertes ou, pour mieux dire, fermées. L’une traversait le Caucase, passait au pied de l’Ararat et desservait la grande ville de Tauris ; nos agents diplomatiques la parcouraient assez souvent pour qu’elle fût bien connue au ministère des Affaires étrangères. Mais le pays était en pleine insurrection, les Kurdes sauvages mettaient tout à feu et à sang et dépouillaient ou massacraient impitoyable-ment les voyageurs.
Le second itinéraire, par Port-Saïd, la mer Rouge, l’océan Indien, conduisait, après une traversée de plus de quarante jours, à Bender-Bouchyr, petit port du golfe Persique. Là, paraît-il, on tombait aux mains d’un valy sauvage, à peu près indépendant de l’autorité du chah de Perse. Dans le sud comme dans le nord nous courions au-devant d’un désastre ; le moins qu’il pût nous arriver était d’être hachés en menus morceaux.
la superstition n’est pas l’apanage des classes riches, elle règne en souveraine maîtresse sur l’esprit populaire, et il est même curieux de retrouver ici certaines croyances de nos campagnes. Nul n’entreprend un voyage un vendredi ni un treize ; ce jour-là toutes les boutiques sont closes, et chacun, pour éviter de traiter une affaire, quitte sa maison et va se pro-mener. Dans certaines provinces on s’efforce même de ne pas prononcer ce chiffre fatidique et, en comptant, au lieu de treize on dit « douze plus un ».
La vieille thèse si souvent reprise et cependant peu éclairée des influences de l’art oriental sur l’architecture gothique, l’apport artistique et industriel des Croisades dans les créations du Moyen Âge avaient toujours excité la curiosité de mon mari.
Le Maroc, l’Algérie, l’Espagne, encore riches en souvenirs de la domination mauresque ; Venise, ses coupoles et ses arcs en accolade ; le Caire, avec ses admirables tombeaux de la plaine de Mokattam et sa triomphante mosquée d’Hassan interrogés tour à tour, avaient donné leur contingent de renseignements et d’informations, mais la filiation orientale de l’art du Moyen Âge restait encore à démontrer. Marcel était intimement persuadé que la Perse Sassanide avait eu une influence prépondérante sur la genèse de l’architecture musulmane, et que c’était par l’étude des monuments des Kosroès et des Chapour qu’il faudrait débuter le jour où l’on voudrait substituer à des théories ingénieuses des raisonnements appuyés sur des bases solides.
Les énormes cales du navire, les chambres des passagers, les magasins ménagés sous le grand salon étaient bondés jusqu’à la gueule de poudre, de munitions, d’armes que le gouvernement français envoyait fraternellement à la Grèce afin de l’aider à affranchir la Macédoine de la domination turque.
Le destin fabuleux de Jane et Marcel Dieulafoy.