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Marc Chénetier (Préfacier, etc.)Béatrice Durand (Traducteur)
EAN : 9782267009217
215 pages
Christian Bourgois Editeur (01/05/1992)
4.23/5   11 notes
Résumé :
« On n'entre pas dans un livre d'Annie Dillard ; on y est accueilli. Avec simplicité, avec courtoisie, avec chaleur, avec le plus grand respect pour l'intelligence de «l'hôte de passage» qu'est le lecteur. Annie Dillard nous parle d'égale à égal. Sans affectation ni condescendance, mais sans compromission ; sans hauteur, mais sans concession. Voyez comme est traitée la petite fille du dernier texte de ce recueil : c'est un peu vous. Vous étiez inconnu, vous devenez ... >Voir plus
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Citations et extraits (5) Ajouter une citation
UNE FOUINE EST SAUVAGE. Qui sait ce qu'elle pense ? Elle dort dans sa tanière souterraine, la queue drapée sur le nez. Parfois, elle passe deux jours dans son terrier sans sortir. Quand elle est dehors, elle traque des lapins, des souris, des rats musqués et des oiseaux ; comme elle tue plus de corps qu'elle ne peut en manger tant qu'ils sont encore chauds, elle ramène souvent les carcasses jusque chez elle. Obéissant à l'instinct, elle mord sa proie à la nuque, perfore la veine jugulaire au niveau de la gorge, ou écrase le cerveau à la base du crâne. Elle ne lâche jamais prise. Un naturaliste refusa de tuer une fouine qui lui avait planté les dents dans la main aussi profondément qu'un serpent à sonnettes. Il n'arrivait absolument pas à se débarrasser de la petite intruse et dut faire un kilomètre à pied, la fouine accrochée à sa main, pour trouver de l'eau et s'en débarrasser en la trempant dans le courant, comme on fait partir une étiquette qui s'obstine à coller.
Un jour, raconte Ernest Thompson Seton, un homme abattit un aigle en plein vol. Il examina l'aigle et trouva le crâne desséché d'une fouine fixé par les mâchoires à la gorge de l'oiseau. Il émit l'hypothèse que l'aigle avait bondi sur la fouine, celle-ci s'était retournée et, fidèle à l'instinct, l'avait mordu au cou ; la fouine avait failli remporter le combat. J'aurais aimé voir voler l'aigle quelques semaines ou quelques mois avant qu'il ne soit abattu : la fouine tout entière était-elle encore attachée à sa gorge emplumée comme un pendant de fourrure ? Avait-il mangé ce qu'il pouvait en atteindre, étripant sur sa poitrine et à coups de serre la fouine encore vivante, inclinant le bec pour nettoyer sa belle ossature aéroportée ?


Je me suis mise à lire sur les fouines parce que j'en ai vu une la semaine dernière. J'ai surpris une fouine qui m'avait surprise et nous avons échangé un long regard.
A vingt minutes de chez moi quand on traverse les bois, qu'on passe près de la clairière et franchit l'autoroute, il y a l'étang de Hollins, un plan d'eau remarquable par sa faible profondeur, au bord duquel j'aime aller m'asseoir au crépuscule sur un tronc d'arbre. L'étang de Hollins est aussi appelé étang de Murray ; il couvre à peu près un hectare au fond d'un vallon près de Tinker Creek, il n'a pas plus de quinze centimètres de profondeur, et six mille feuilles de nénuphars en recouvrent la surface. En hiver, des bœufs brun et blanc pataugent au milieu de l'étang et y trempent leurs sabots ; de la rive lointaine, ce spectacle paraît miraculeux, il a cet air de nonchalance propre aux miracles. Mais en ce moment, c'est l'été et les bœufs sont partis. Les nénuphars ont fleuri et se sont répandus en une pellicule verte et horizontale, qui est pour les merles patauds une terra firma, et un plafond vibrant pour les sangsues noires, les écrevisses et les carpes.
Nous sommes, notez-le bien, en banlieue. Dans trois directions différentes, il suffit de marcher cinq minutes pour atteindre des rangées de maisons, pourtant invisibles de l'étang. Il y a une autoroute à un bout de l'étang et un couple de canards sauvages qui a fait son nid à l'autre. Sous chaque buisson, il y a un terrier de rat musqué ou une canette de bière. La rive opposée de l'étang est couverte d'une alternance de champs et de bois, que sillonnent des traces de moto — et c'est dans cette argile nue que pondent les tortues sauvages.
Bon. J'avais traversé l'autoroute, enjambé deux clôtures de fil de fer barbelé assez basses, et suivi en toute gratitude le chemin tracé par les motos à travers les églantines et le sumac vénéneux qui couvrent la berge de l'étang, avant d'atteindre les champs d'herbes hautes. Puis j'avais coupé à travers bois pour rejoindre l'arbre abattu et couvert de mousse sur lequel j'ai l'habitude de m'asseoir. L'arbre est parfait. Il constitue un banc sec et rembourré à l'extrémité supérieure et marécageuse de l'étang, une jetée en peluche qui s'avance de la berge épineuse entre le bleu pâle de l'eau et le bleu profond du ciel.
Le soleil venait de se coucher. Je me délassais sur le tronc d'arbre, bien calée dans son giron de lichen, et regardais à mes pieds les feuilles des nénuphars trembler et s'écarter rêveusement au passage d'une carpe. Un oiseau jaune apparut à ma droite et s'envola derrière moi. Il attira mon regard ; je pivotai et, l'instant d'après, sans comprendre comment, je me trouvai nez à nez avec une fouine.


Une fouine ! Je n'en avais jamais vu à l'état sauvage. Celle-là mesurait trente centimètres de long, elle était mince comme une courbe, comme un ruban de muscles, brune comme du bois d'arbre fruitier, couverte de douce fourrure, alerte. Son visage était féroce, petit et pointu comme celui d'un lézard ; il aurait fait une bonne pointe de flèche. Elle n'avait qu'un point en guise de menton, deux poils bruns tout au plus, d'où naissait la fourrure d'un blanc pur qui s'étendait sur son ventre. Elle avait deux yeux noirs que je ne voyais pas, pas plus qu'on ne voit une fenêtre.
La fouine fut frappée de stupeur alors qu'elle émergeait d'un énorme buisson d'églantines broussailleux, à un mètre de là. Je fus moi-même stupéfaite, retournée sur mon tronc d'arbre. Nos regards se verrouillèrent l'un à l'autre et quelqu'un jeta la clef.
Notre regard était celui de deux amants, ou de deux ennemis mortels, qui se rencontrent à l'improviste sur un chemin envahi par l'herbe, à un moment où chacun pensait à autre chose : une décharge à l'estomac. C'était aussi une décharge au cerveau, un soudain battement du cerveau, avec toute la force et le crissement d'un ballon de baudruche qui se dégonfle. Le choc nous vida les poumons. Il abattit la forêt, déplaça les champs, assécha l'étang ; le monde se démantela et dégringola dans le trou noir de nos yeux. Si vous et moi nous regardions de la sorte, nos crânes éclateraient et tomberaient sur nos épaules. Mais nous n'en faisons rien. Nous gardons nos crânes. Bon.
La fouine disparut. Cela s'est produit il n'y a même pas une semaine et j'ai déjà oublié ce qui brisa l'enchantement. Je pense que j'ai sans doute cligné de l'œil, débranché mon cerveau de celui de la fouine et tenté de mémoriser le spectacle qui s'offrait à moi ; la fouine a dû sentir le coup sec de la séparation, la retombée décapante dans la vie réelle, la poussée urgente de l'instinct. Elle s'évanouit dans le buisson d'églantines. J'attendis sans bouger, l'esprit soudain rempli de faits et le cœur plein de prières, mais elle ne revint pas.
Je vous en prie, ne me parlez pas de « manœuvres d'approche et de fuite ». Je vous dis que j'ai été dans le cerveau de cette fouine pendant soixante secondes, et qu'elle était dans le mien. Les cerveaux sont des lieux privés, dont les circuits, uniques et secrets, produisent quelques grommellements. Mais nous étions, la fouine et moi, simultanément branchées sur nos circuits respectifs, l'espace d'un instant doux et choquant. Qu'y puis-je s'ils étaient vides ?
Que se passe-t-il dans son cerveau le reste du temps ? A quoi pense une fouine ? Elle ne le dira pas. Son journal de bord est fait de traces dans l'argile, de plumes arrachées, de sang et d'os de souris : traces dispersées, sans lien, éparses, semées à tous vents.
J'aimerais apprendre à vivre — ou me remémorer comment on doit vivre. Mais pour être franche, je vais moins à l'étang de Hollins pour apprendre à vivre que pour l'oublier. Autrement dit, je ne crois pas qu'il soit possible d'apprendre d'un animal sauvage des règles de vie particulières — dois-je boire du sang chaud, tenir ma queue bien droite, marcher en mettant mes pattes de derrière dans les traces de celles de devant ? — mais j'ai peut-être quelque chose à apprendre de l'insouciance, de la pureté d'une vie qui se déroule entièrement dans le monde des sens, sans parti pris ni justifications. La fouine vit dans la nécessité, alors que nous vivons dans le choix ; nous haïssons la nécessité mais nous mourons finalement dans ses griffes de la manière la plus ignoble. J'aimerais vivre comme je le dois, de même que la fouine vit comme elle le doit. Et je soupçonne que ma voie est la sienne : ouverte sans douleur au temps et à la mort, percevant tout, oubliant tout, prenant le parti de ce qui nous échoit avec une volonté féroce et pointue.


J'ai manqué ma chance. J'aurais dû chercher la gorge. J'aurais dû m'en prendre à cette bande blanche sous son menton et tenir bon, tenir bon dans la boue et le buisson d'églantines, tenir bon pour accéder à une vie plus précieuse. Nous pourrions vivre comme les fouines sous le buisson d'églantines, muets et dépourvus d'entendement. Je pourrais très calmement devenir sauvage. Je pourrais passer deux jours dans un terrier, roulée en boule, allongée sur de la fourrure de souris, reniflant des os d'oiseaux, clignant des yeux, léchant et respirant du musc, les cheveux emmêlés dans les racines des herbes. Sous terre : c'est là qu'il faut aller, là que l'esprit est seul. Sous terre : vous êtes dehors, hors de votre esprit et de son sempiternel amour, revenus auprès de vos sens insoucieux. Je me rappelle avoir fait l'expérience du mutisme comme d'un jeûne prolongé et étourdissant, où chaque instant est une fête de messages reçus. Le temps et les événements sont simplement versés, ils passent inaperçus et sont directement absorbés, comme le sang pulsé dans mes entrailles par la veine jugulaire. Deux personnes pourraient-elles vivre de la sorte ? Deux êtres pourraient-ils vivre sous le buisson d'églantines et explorer les abords de l'étang, de manière que l'esprit lisse de chacun d'entre eux soit aussi complètement présent à l'esprit de l'autre, aussi facilement reçu et aussi peu mis en question que la neige qui tombe ?
Nous le pourrions, vous savez. Nous pouvons vivre comme nous le voulons. Des gens font bien vœu de pauvreté, chasteté et obéissance — et même de silence — en toute liberté. Toute la difficulté est de
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L'île où j'habite est peuplée d'originaux dans mon genre. Dans une cabane en planches de cèdre sur une falaise - mais c'est comme cela que nous vivons tous - il y a un homme, la trentaine, qui habite seul avec une pierre à laquelle il essaie d'apprendre à parler.
Les bons mots abondent à ce sujet, comme vous vous en doutez, mais il semble que ce soit pour la forme et ils émanent essentiellement des jeunes. En fait, presque tout le monde ici, à commencer par moi-même, respecte ce que fait Larry. C'est la raison pour laquelle je protège son intimité et brouille les détails pour le lecteur. Ce pourrait être à une pincée de sable, par exemple, qu'il - ou elle - apprend à parler, ou à un vent du nord prolongé, ou à n'importe laquelle d'entre les vagues. Mais je vous assure, c'est bien à une pierre. C'est - je l'ai vu - un galet de plage, ovale, grand comme la paume, dont le gris sombre est strié par une bande de blanc qui court tout autour, et, probablement, à travers ; une de ces pierres que nous appelons "pierre à souhaits", pour des raisons obscures, mais pas inimaginables je crois.
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Fin d'après-midi : nous sommes rentrées au cottage et faisons de la pâtisserie. Je suis en train d'inculquer à la petite-fille quelques-uns de mes grands principes de vie: une bonne blague vaut n'importe quelle quantité de temps, d'argent et d'effort ; ne pioche jamais pour compléter une quinte ; compte toujours les points au jeu, jamais en amour ; laisse toujours les autres deviner ; n'écoute jamais deux fois la même conversation ; et (c'est là le plus difficile) n'écoute personne. Je dois le dire en criant : "N'écoute personne !" A ce moment précis, la petite fille sort de la cuisine, va dans sa chambre et ferme la porte. Elle est à ce point obéissante. Je n'ai jamais détecté chez elle une once de rébellion. Si elle continue comme ça, elle est perdue. Mais je me pose la question : est-ce une blague ? Tout de même !
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Où que nous allions, il n'y a apparemment qu'une chose à faire, trouver un compromis viable entre la sublimité de nos idées et l'absurdité que représente le fait même de nos existences.
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Le prêtre que je ne connaissais pas, avait la soixantaine. il était grand ; il portait sa lassitude avec décontraction, se tenait bien droit et contrôlait sa respiration. Chaque fois qu'il s'agenouillait devant l'autel et qu'il se relevait, ses genoux craquaient. Ce craquement de genoux, c'était de la belle musique d'église.
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