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EAN : 9782253934837
264 pages
Le Livre de Poche (23/08/2023)
3.81/5   55 notes
Résumé :
Une famille déchirée que le destin va rassembler lors d’une extraordinaire soirée.

Il y a Jean, le père ; Clélia, sa fille aînée ; Albane, la cadette que personne n’a revue depuis que sa sœur lui a volé l’homme qu’elle aimait, quinze ans plus tôt ; Yvan, que Clélia a épousé depuis. Et Katia, leur fille, qui de cette tante disparue sait ceci : elle vit à New York, est devenue une célèbre pianiste, son souvenir hante encore ses parents. Leurs vies basc... >Voir plus
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Critiques, Analyses et Avis (29) Voir plus Ajouter une critique
3,81

sur 55 notes
Amoureux de littérature, Joyciens de tout poil, Nabokoviennes de toute naissance, Woolfiennes de tous les pays, unissez-vous!

Je n'en ai cru ni mes yeux ni l'enthousiasme qui m'a soulevée. Était-ce bien en ces jours troublés qu'on pouvait publier un si beau roman ? Mais oui. En 250 pages traversées d'univers intérieurs délicats et multiformes, de sensations puissantes ou exquises, une autrice contemporaine réussit à créer un roman riche et puissant. Il suffit, pour s'en convaincre, de lire quelques-unes des critiques à 4 ou 5 étoiles des autres babélionautes. Allez-y voir ! Je suis l'ennemie des longues critiques. Chacun trouve dans Si les yeux incendiaient le monde quelque chose de différent, des échos à d'intimes vibrations de sa sensibilité, une richesse singulière qu'un autre ignore pour en découvrir une autre.

D'ailleurs, un roman qui s'ouvre sur une double épigraphe de Jaccottet et de Woolf, et qui en déplie et déploie l'essence au long de son intrigue, pouvait-il être autre chose que prometteur ? À peine l'a-t-on ouvert qu'on y découvre un personnage âgé, Jean, qui ne se sépare jamais de son volume de Nabokov. Cette rencontre est de bon augure, vous verrez.

Je n'avais pas entendu parler de cette perle rare que son hénôrme éditeur semble avoir déposée au fond de l'océan des publications de janvier. L'amie qui m'en a parlé en avait lu une critique dans un numéro de l'Express abandonné dans un métro — voilà un concours de hasards qui aurait plu à Nabokov. Elle venait de le lire, me l'a prêté, je l'ai pris et très vite j'ai ralenti ma lecture ne voulant pas confier ce plaisir à un trop rapide après-midi. J'y ai passé une semaine lente de plaisir littéraire, ponctuée de retours au début d'un chapitre ou d'un passage car je comprenais que ce plaisir-là ne s'éprouve pas si souvent.

Si vous avez un véritable goût pour la littérature, si le plaisir pour vous peut aller de pair avec un certain effort, si une prose quelquefois âpre quelquefois lyrique, façonnée d'échos littéraires ne vous rebute pas mais au contraire vous attire, ce livre est pour vous! Dites-moi ce que vous en avez trouvé.
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Entre le chant d'un merle noir avant l'aube sur la lucarne de la chambre d'un homme âgé et les oiseaux chantant en grec dans le chêne du jardin d'une jeune fille, il s'est écoulé à peine deux semaines. C'est entre ces deux chants, sur un fil narratif de 250 pages que le verbe, d'une rare maîtrise, d'Emmanuelle DOURSON, dont c'est le premier roman, va se déployer.

Une narratrice qui ne se révèlera que peu à peu rapporte six moments d'une famille déchirée par un double drame dans une progression qui va culminer au cours d'un concert donné par une pianiste dans le magnifique décor de la salle de concert Palau de la Musica de Barcelone. On y présente tour à tour Jean, le père, Clélia, sa fille aînée, Yvan, son gendre, et Katia, une de ses nièces avant de les réunir dans le chapitre final qui se déroule tant à Bruxelles que dans la capitale de la Catalogne. Tous assisteront alors par écran interposé ou sur place au concert d'Albane, l'occasion pour eux de revoir celle qui les a tant marqués quinze ans plus tôt quand elle les a quittés avec fracas pour ne plus donner de nouvelles qu'une fois par an, par l'entremise d'une carte de Noël.

Le récit rapporte comment, à la faveur d'une rupture survenue dans une cellule familiale, celle-ci parvient à la suturer, à la dépasser sans l'effacer des mémoires. C'est sur une planète menacée par le réchauffement climatique et en proie à la tourmente des éléments, avec la conscience aiguë de cette prégnante réalité, que les protagonistes se meuvent.

Tout au long du roman sont rapportées des sensations auditives, visuelles ou tactiles avec acuité. Il n'est pas anodin que Nabokov soit l'auteur préféré du pater familias ébranlé plus que les autres par le départ de sa fille. D'autres références littéraires parsèment le roman : l'Odyssée d'Homère et un poème de Jaccottet dont le titre de l'ouvrage est tiré.

On peut inférer que si les différents personnages sont aussi attentifs à leur entourage, aux signes de toutes sortes que leur adressent et le cosmos et les forces de l'esprit, c'est que la blessure éprouvée dans leur vie familiale et affective les y a rendus plus sensibles.

La narratrice expose l'idée que le temps n'est pas longiligne mais issu d'un noyau originel qui s'est dilaté.

« Mais Clélia et Mona et tous les Occidentaux avaient tort, songeait Yvan, le temps ne se mesurait pas sur une ligne. le temps n'existait pas. Il n'était que l'effet du Big Bang. Nous n'étions jamais nés et nous n'allions jamais mourir. Tous, nous étions déjà là à l'origine, dans le noyau minuscule et dense dont tout allait sortir, dans la grande explosion initiale. L'univers ne s'était pas dilaté dans l'espace mais dans le temps, et chaque instant vécu ne faisait que se superposer aux autres pour former le pur noyau d'existence auxquels nous reviendrions un jour. »

Ainsi, ce récit montre comment, lorsque temps a filé, il demeure possible de le raccorder à la ligne, de transformer une sortie de route en retour sur soi, de boucler une histoire qui a dérapé.

Tout ce livre, nécessitant une attention pour chaque phrase, avance en multipliant les résonances, les renvois, les liens thématiques entre les différents intervenants, qu'on peut voir comme des instrumentistes jouant au sein d'une ensemble une partition, celle de l'auteure qui, en définitive, orchestre ce roman à la place virtuelle de la narratrice non identifiée au départ mais dont l'empreinte marquera considérablement le récit à mesure qu'il tire sur sa fin.

Un admirable premier roman animé d'une prodigieuse tension qui demeure longtemps en tête et qui consacre la naissance d'une écrivaine.
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Il avait lâché le livre et l'image s'était dissoute. La nuit tremblait derrière la vitre. Par les fentes du châssis, le vent sifflait et déposait sur la tête de Jean un coulis froid. Allongé sur le dos, il restait immobile, à l'affût des sensations changeantes, tour à tour douces et cuisantes, qui sinuaient dans son corps. Quand elles étaient douces elles réveillaient une ardeur enfouie, comme une eau sourde remonterait en plein désert ; quand elles drainaient la douleur, c'était la peur qui suintait, attisée par le courant d'air nocturne et le souvenir du visage hâve, des yeux immenses de sa fille.

Albane, sa cadette, on l'avait interviewée la veille sur les ondes, il avait entendu sa voix. Il se demandait à quel moment la fêlure était apparue et l'anxiété oubliée revenait, glacée, une camisole d'inquiétude le figeait sur son lit.

À la radio, en direct, elle avait répondu au journaliste que « son enfance était un trou béant d'où émergeait une carte du monde, des mouettes, deux ou trois morceaux de musique et des radis en forme de souris. »

Il ignorait où elle était allée chercher les radis. Mais la musique, les mouettes et la carte du monde, il savait, et ce n'était pas rien. La carte du monde, c'était de lui. Albane avait six ans…

Quand Célia et Albane rentraient de l'école, elles venaient s'accroupir près du radiateur, sous la verrière où défilaient les nuages… Assis dans une bergère où il préparait ses cours en luttant contre le sommeil, Jean suivait de loin leur jeu, il se laissait distraire par leurs rires, et par la voix claire d'Albane… Après les cris et les heurts de la cour de récréation, les deux soeurs se réfugiaient dans cette complicité – Jean avait envie de s'y glisser mais il était trop grand, les parois fragiles de leur univers se dissolvaient à son approche, alors il restait en retrait et laissait le chapelet de couleurs et de noms entortiller son ruban sonore autour de lui.

Que restait-il aujourd'hui de ce présent qui semblait devoir durer toujours ?

*

En deux mots, l'auteure nous relate le destin d'une famille.

Mona, la mère, morte noyée plusieurs années auparavant. Jean, son mari âgé et affaibli, et ses filles Clélia et Albane.

Albane, la cadette que personne n'a revue depuis que sa soeur lui a volé l'homme qu'elle aimait, quinze ans plus tôt ; Yvan, que Clélia a épousé depuis. Et Katia, leur fille, qui de cette tante disparue sait ceci : elle vit à New York, est devenue une célèbre pianiste, son souvenir hante encore ses parents.

Leurs vies basculent le jour où Jean apprend qu'Albane doit donner un concert à Barcelone et décide de s'y rendre. Chacun, à sa manière, devra y assister.

Une famille déchirée que le destin va rassembler lors d'une extraordinaire soirée.

Magistral, écrit l'éditeur. Ce premier roman est en effet une prouesse littéraire, une épopée où d'une voix, celle de l'énigmatique narratrice, le destin d'une famille est retracé avant d'être à nouveau chamboulé.

Y gronde la rumeur de notre monde incendié, appelé lui aussi à se retrouver pour survivre.

*

Née en 1976 à Bruxelles, Emmanuelle Dourson a fait des études de lettres. Et bon sang elle dame le pion à bien des divas locales tout imbues de leur écriture !

D'une écriture ciselée et jonglant avec les mots justes, l'auteure nous propose un premier roman d'une musicalité incroyable. Sentiments, personnages, lieux sont décrits en trois ou quatre mots, dans des phrases équilibrées.

Évitons les bavardages inutiles, ce roman est une belle découverte !

Ouf, enfin un ouvrage que l'on ne referme pas après une dizaine de premières pages imbuvables.

Scribouillards, raconteurs et autres « écriveriens » pourront en prendre de la graine.

*

Bravo Emmanuelle Dourson !

Si les dieux incendiaient le monde est son premier roman.

… « Quelque chose surgissait, une clairière s'ouvrait, terrible, parce que l'on ne pouvait plus rien y dire ni rien entendre. On avait effeuillé toutes les couches de bavardage. Ne restait que le silence, sa densité qui entourait le rien qu'on était. »
Lien : https://lesplaisirsdemarcpag..
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L'histoire nous est relatée par Mona (la mère d'Albane, de Clélia, l'épouse de Jean) décédée quelques années auparavant. Au travers du prisme tantôt d'épouse, de mère, de belle-mère ou encore de grand-mère, elle nous décrit comment les différents protagonistes se préparent à revoir la cadette de la famille, Albane (partie aux Etats-Unis depuis quinze ans à la suite d'un conflit et aujourd'hui pianiste renommée) lors d'un concert qu'elle va donner sur le sol européen.
On entre, chapitre après chapitre, dans l'intimité des différentes figures familiales, le texte levant progressivement le voile sur leurs fêlures. L'auteure nous distille peu à peu le récit que chacun d'entre eux se fait de leurs vies respectives et nous donne à voir, avec beaucoup de subtilité et de sensibilité, le lien invisible qui les unit les uns aux autres.
Outre la structure narrative menée avec brio, on y retrouve une écriture fluide et maîtrisée. Cette dernière regorge de références aussi bien littéraires, qu'artistiques ou encore historiques.
Ce premier roman nous présente une auteure, pleine de ressources, détenant à portée de main une véritable mine d'or culturelle.
Nous avons affaire à un roman au vocabulaire riche et aux métaphores chargées de sens qui donnent corps au contenu. le texte prend ainsi vie et nous émeut.
Je m'attendais, suite à l'annonce de Grasset, à quelque chose d'édifiant, d'exceptionnel. J'ai été surprise parce que je n'en avais pas mesuré le degré. Cela a assurément dépassé mes attentes. J'attends impatiemment la sortie de son prochain roman.
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Ce qui m'a particulièrement plu dans ce premier roman, remarquable notamment par la maîtrise du style, c'est la façon dont l'auteure aborde, au sein d'une famille déchirée , la transmission de la féminité. Celle-ci est déclinée sous divers aspects : la maternité, la fougue, la fugue, la révolte, l'érotisme...Par contraste, on assiste à l'"érosion"des hommes. Ceux-ci sont plutôt déclinants, objets de séduction, reproducteurs... Pourtant le père, Jean, astre en voie d'extinction, reste un soleil dont Albane fuit et cherche la chaleur. Un livre éblouissant que je vous recommande.
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critiques presse (1)
LaLibreBelgique
25 mars 2021
L'autrice belge, née en 1976, impose son univers où les liens entre les individus sont à l’épreuve des aspérités du chemin.
Lire la critique sur le site : LaLibreBelgique
Citations et extraits (37) Voir plus Ajouter une citation
Une mouche s’était posée sur le pupitre de Katia, les pattes engluées dans une tache d’encre, et plus le poème s’étirait plus la tache autour de la mouche s’élargissait. Un monde inconnu s’ouvrait à la pensée, on pouvait le prolonger à l’infini, écouter ses résonances, c’était donc ça, la culture, avait-elle pensé, une tache bleue qui se dilatait, une source où venait s’abreuver l’imaginaire. On découvrait un univers parallèle, des eaux nous portaient vers des rivages insoupçonnés, on allait vivre enfin, explorer les abysses, voguer d’un courant à l’autre puis s’échouer quelque part, épuisé et ravi. On aurait gardé sur soi les traces du voyage, la clarté pâle de « l’aurore aux doigts de rose » qu’Homère avait offerte au héros aux mille ruses. On allait pouvoir peindre des fresques, dessiner des traits sur un vase, des traits fins, ceux d’un navire, rouge sur fond noir, et Ulysse attaché au mât. Du fond du vase nos descendants entendraient peut-être un jour monter le chant des sirènes. (p.127)
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Après Barcelone, elle rentrerait chez elle. Elle aurait un cinquième enfant avec Baptiste — ou avec Yvan, c'était pareil —, cet enfant-là, elle s'en occuperait parfaitement, elle en était capable, ne m'en déplaise, et tout changerait avec lui. Ensemble ils sauveraient le monde, oui, ils y arriveraient. Elle sentait déjà ses seins gonfler et le lait couler et avec lui monter une bouffée de compassion pour l'humanité entière. C'était ainsi qu'elle sauverait la planète, avant les arbres en Éthiopie, en aimant l'enfant qui n'existait pas encore. Elle et l'enfant hissant au sommet de la terre, au-dessus des crues du Nil bleu, plus loin que la terreur et l'envie, leur amour indestructible. p. 80
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Bien des années plus tard, quand j'avais regardé l'album avec Katia, elle m'avait demandé pourquoi j'avais l'air triste sur les photos et je lui avait parlé d'Albane, de mon amour pour elle - l'enfant chérie est toujours celle qu'on ne voit pas, celle qui s'en va. À la place vide qu'elle avait laissée j'avais bâti des cités, des mondes, un univers, sur son absence j'avais tracé mille routes imaginaires. J'aurais voulu garder pour moi l'enfant prodige - mes enfants n'avaient pas besoin de gloire, d'amour seulement. Mais il n'y avait pas eu assez d'amour, il avait donc fallu la gloire.
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Une mouche s’était posée sur le pupitre de Katia, les pattes engluées dans une tache d’encre, et plus le poème s’étirait plus la tache autour de la mouche s’élargissait. Un monde inconnu s’ouvrait à la pensée, on pouvait le prolonger à l’infini, écouter ses résonances, c’était donc ça, la culture, avait-elle pensé, une tache bleue qui se dilatait, une source où venait s’abreuver l’imaginaire. On découvrait un univers parallèle, des eaux nous portaient vers des rivages insoupçonnés, on allait vivre enfin, explorer les abysses, voguer d’un courant à l’autre puis s’échouer quelque part, épuisé et ravi. On aurait gardé sur soi les traces du voyage, la clarté pâle de « l’aurore aux doigts de rose » qu’Homère avait offerte au héros aux mille ruses. On allait pouvoir peindre des fresques, dessiner des traits sur un vase, des traits fins, ceux d’un navire, rouge sur fond noir, et Ulysse attaché au mât. Du fond du vase nos descendants entendraient peut-être un jour monter le chant des sirènes.
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INCIPIT
Jean, vendredi 11 mai
Mais pourquoi fallait-il que le merle noir chante plus tôt que les autres ? Qu’il choisisse la lucarne de sa chambre pour perchoir ? À quatre heures du matin, Jean avait ouvert les yeux, expulsé du sommeil par le chant de l’oiseau – un instrument de torture pour l’homme épuisé. Il s’était tourné sur le côté pour sonder les traces. Les traces de la veille. La visite de Clélia, seule, pressée. Ses cheveux roux qui finissaient toujours par se dénouer. Le cliquetis de ses deux bracelets d’argent – l’un très fin, l’autre lourd et épais, beaucoup trop large pour son poignet délicat – et le timbre de sa voix lorsqu’elle avait agité les tentures et déclaré que ça sentait mauvais. Elle, ondoyante. Lui, rebut nauséabond. Elle avait ouvert les fenêtres. Rassemblé les livres qui traînaient sur la table du salon. Elle avait demandé où était Nabokov – c’était si insolite, le salon de Jean sans un volume de Nabokov abandonné sur la table basse ou le canapé. Jean avait répondu que désormais Nabokov restait dans son lit, avec lui. Il avait regardé Clélia s’affairer dans l’appartement. Jusqu’à ce qu’elle s’assoie près de lui. Qu’elle pose ses lèvres fraîches sur sa joue. Comme pour dire Excuse-moi papa, je voulais commencer par là et puis j’ai oublié.

Quand le merle avait chanté, Jean avait tendu une main vers la peau de son visage. Il s’était attendu à ce qu’elle soit douce et lisse comme celle de Clélia. Le grain rugueux de l’épiderme l’avait surpris. Il avait suivi du doigt les sillons. Se pouvait-il que, déjà… ? La couverture de Nabokov brillait dans l’obscurité. Ça l’avait rassuré. Il avait rouvert le livre et retrouvé la page sur laquelle il s’était endormi – une page du Mot. Le narrateur y décrivait un ange dont le pied était parcouru d’un réseau de veinules et d’un grain de beauté pâle.

Les tempes d’Albane aussi étaient parcourues de veinules bleues. Jean avait tenté de se représenter le visage de sa cadette, d’en faire resurgir chaque détail, depuis le grand épi du front jusqu’au sillon des veines sur la tempe droite en passant par les yeux très grands, très noirs. L’image avait flotté un moment. Il s’était demandé s’il reconnaîtrait sa fille aujourd’hui et son cœur s’était emballé ; il avait compté les années, ça ferait bientôt quinze ans qu’elle était partie, ne laissant comme trace de son existence qu’une carte postale chaque année – quinze cartes rangées dans une boîte à cigares posée sur son bureau, entre un microscope et une encyclopédie entomologique. Quinze cartes de vœux envoyées des quatre coins du monde. Comme si la vie d’Albane s’était résumée à un conte de Noël.

Il avait lâché le livre et l’image s’était dissoute. La nuit tremblait derrière la vitre. L’espace entre les rideaux laissait deviner la dérive de nuages floconneux qu’argentait la lune. Par les fentes du châssis, le vent sifflait et déposait sur la tête de Jean un coulis froid. Allongé sur le dos, il était resté immobile, à l’affût des sensations changeantes, tour à tour douces et cuisantes, qui sinuaient dans son corps. Quand elles étaient douces elles réveillaient une ardeur enfouie, comme une eau sourde remonterait en plein désert ; quand elles drainaient la douleur, c’était la peur qui suintait, attisée par le courant d’air nocturne et le souvenir du visage hâve, des yeux immenses de sa fille.

Albane, on l’avait interviewée la veille sur les ondes, il avait entendu sa voix. C’était une bourrasque, cette voix qui revenait du passé et surgissait à l’improviste sans s’annoncer. Il se souvenait de ses accents d’adoration lorsqu’elle était enfant, puis de son timbre rauque le jour où elle avait dit, bien plus tard, Quand vous serez morts, j’irai danser sur vos tombes. Il se demandait à quel moment la fêlure était apparue et l’anxiété oubliée revenait, glacée, une camisole d’inquiétude le figeait sur son lit. Albane était grande pourtant, désormais elle se débrouillait sûrement mieux que lui.

Le journaliste l’avait interrogée sur lui, sur moi, sur Clélia, il avait fouillé dans nos vies, quelques minutes seulement mais avec acharnement, pour satisfaire les auditeurs, qu’ils sachent comment on réussit, quel milieu et quel concours de circonstances engendrent le génie ou la chance ou les deux, comme si le travail et la ténacité n’y étaient pour rien – les recalés veulent croire qu’une fée se penche sur certains berceaux plutôt que sur d’autres. Jean s’était demandé si, avant de répondre, Albane avait jeté à l’homme le trait assassin de ses yeux noirs, comme avant, lorsque son regard disait à Jean Retire ta question, ta question est un mirage, je l’effacerai, je ne veux rien entendre et tu ne peux rien savoir. Elle gardait les yeux levés vers lui, elle le défiait jusqu’à ce qu’il se détourne puis elle s’en allait et lui, rageur, la laissait s’éloigner en serrant les poings.
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Entretien avec Emmanuelle Dourson, prix de la première œuvre en langue française de la Fédération Wallonie-Bruxelles 2022 pour « Si les dieux incendiaient le monde » (Grasset).
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