Il avait lâché le livre et l'image s'était dissoute. La nuit tremblait derrière la vitre. Par les fentes du châssis, le vent sifflait et déposait sur la tête de Jean un coulis froid. Allongé sur le dos, il restait immobile, à l'affût des sensations changeantes, tour à tour douces et cuisantes, qui sinuaient dans son corps. Quand elles étaient douces elles réveillaient une ardeur enfouie, comme une eau sourde remonterait en plein désert ; quand elles drainaient la douleur, c'était la peur qui suintait, attisée par le courant d'air nocturne et le souvenir du visage hâve, des yeux immenses de sa fille.
Albane, sa cadette, on l'avait interviewée la veille sur les ondes, il avait entendu sa voix. Il se demandait à quel moment la fêlure était apparue et l'anxiété oubliée revenait, glacée, une camisole d'inquiétude le figeait sur son lit.
À la radio, en direct, elle avait répondu au journaliste que « son enfance était un trou béant d'où émergeait une carte du monde, des mouettes, deux ou trois morceaux de musique et des radis en forme de souris. »
Il ignorait où elle était allée chercher les radis. Mais la musique, les mouettes et la carte du monde, il savait, et ce n'était pas rien. La carte du monde, c'était de lui. Albane avait six ans…
Quand Célia et Albane rentraient de l'école, elles venaient s'accroupir près du radiateur, sous la verrière où défilaient les nuages… Assis dans une bergère où il préparait ses cours en luttant contre le sommeil, Jean suivait de loin leur jeu, il se laissait distraire par leurs rires, et par la voix claire d'Albane… Après les cris et les heurts de la cour de récréation, les deux soeurs se réfugiaient dans cette complicité – Jean avait envie de s'y glisser mais il était trop grand, les parois fragiles de leur univers se dissolvaient à son approche, alors il restait en retrait et laissait le chapelet de couleurs et de noms entortiller son ruban sonore autour de lui.
Que restait-il aujourd'hui de ce présent qui semblait devoir durer toujours ?
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En deux mots, l'auteure nous relate le destin d'une famille.
Mona, la mère, morte noyée plusieurs années auparavant. Jean, son mari âgé et affaibli, et ses filles Clélia et Albane.
Albane, la cadette que personne n'a revue depuis que sa soeur lui a volé l'homme qu'elle aimait, quinze ans plus tôt ; Yvan, que Clélia a épousé depuis. Et Katia, leur fille, qui de cette tante disparue sait ceci : elle vit à New York, est devenue une célèbre pianiste, son souvenir hante encore ses parents.
Leurs vies basculent le jour où Jean apprend qu'Albane doit donner un concert à Barcelone et décide de s'y rendre. Chacun, à sa manière, devra y assister.
Une famille déchirée que le destin va rassembler lors d'une extraordinaire soirée.
Magistral, écrit l'éditeur. Ce premier roman est en effet une prouesse littéraire, une épopée où d'une voix, celle de l'énigmatique narratrice, le destin d'une famille est retracé avant d'être à nouveau chamboulé.
Y gronde la rumeur de notre monde incendié, appelé lui aussi à se retrouver pour survivre.
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Née en 1976 à Bruxelles,
Emmanuelle Dourson a fait des études de lettres. Et bon sang elle dame le pion à bien des divas locales tout imbues de leur écriture !
D'une écriture ciselée et jonglant avec les mots justes, l'auteure nous propose un premier roman d'une musicalité incroyable. Sentiments, personnages, lieux sont décrits en trois ou quatre mots, dans des phrases équilibrées.
Évitons les bavardages inutiles, ce roman est une belle découverte !
Ouf, enfin un ouvrage que l'on ne referme pas après une dizaine de premières pages imbuvables.
Scribouillards, raconteurs et autres « écriveriens » pourront en prendre de la graine.
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Bravo
Emmanuelle Dourson !
Si les dieux incendiaient le monde est son premier roman.
… « Quelque chose surgissait, une clairière s'ouvrait, terrible, parce que l'on ne pouvait plus rien y dire ni rien entendre. On avait effeuillé toutes les couches de bavardage. Ne restait que le silence, sa densité qui entourait le rien qu'on était. »
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