A moins d'aimer vous perdre , d'accepter le jeu sans en connaitre les règles et d'être un admirateur sans réserves pour
Duras fuyez .
Mais si les trois conditions sont réunies , il est fort probable que cette oeuvre vous laisse entrevoir une partie de vous-même, occulte , sagement policée par la raison et les balises normatives nécessaires à une vie normale .
Bien mystérieux tout ça ? Qu'est-ce à dire donc ?
Traduire l'intraduisible n'a jamais été une chose aisée , les plus grands s'y sont essayés sans succès .
C'est peut-être donc ce qu'elle a essayé de faire , la
Duras .
Mais là encore ces errements , hésitations , affirmations démenties par la suite ne donnent pas l'assurance de quelque certitude .
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L'histoire est simple : Lol Valérie Stein , jeune fille fiancée à
Michael Richardson, assistera à une" scène fracture" qui la conduira à "la folie " . Sous ses yeux , avec une précision implacable , son amoureux se fera ravir justement par : Anne-Marie Stretter lors d'un bal .
On serait en droit d'imaginer que
la douleur insoutenable la conduit dans le tourment psychotique . Mais non , si psychose il y a , elle n'est en rien associée à une souffrance mais à contrario à une absence de souffrance .
Le temps passera et Lol V Stein , mutilée intérieurement (D'où probablement le choix de ce diminutif ) le vivra mécaniquement , ritualisé , ordonné , nettoyé , classé et aseptisé au sein d'un mariage sans relief . le rituel garde-fou ?
Dix ans d'engourdissement salvateur pour le mental fragile de Lol .
Jusqu'au jour où les circonstances de la vie la mèneront à rouvrir la faille .
Lol se réveillera , revivra par projection son histoire .
C'est celui qui deviendra son dernier amant probablement qui raconte .
Jacques Hold,
l'amant de Tatiana Karl, son amie de jeunesse qui était là aussi lors de ce bal , qui a tout vu aussi .
Lol V Stein s'immisce dans l'intimité de ce couple adultère (Tatiana est mariée ) par la petite fenêtre , celle de l'hôtel où les amants se rejoignent régulièrement pour s'unir ....Allongée dans un champ de seigle , Lol V Stein attend , capture , et trouve son bonheur à voir , aimer sûrement . Aimer par procuration alors ? Pas vraiment . Aimer dans l'absence . A soi . A l'autre . Au réel .Jusqu'à se perdre .
On n'en saura pas plus . le narrateur , Jacques Hold dans l'hésitation , le doute , l'affabulation assumée " (« je crois » et « je ne crois plus » ,mais aussi « j'invente », « je mens »), nous maintiendra dans cette obscurité , témoignant ainsi d'une impossibilité de mettre du sens , de la raison par les mots ....N'est-ce pas invitation à lâcher les outils habituels pour accéder à la connaissance et se saisir du ravissement de Lol V Stein pour entrer en résonnance avec celui-ci et enfin comprendre autrement ?
Marguerite Duras semble avoir percé des portes pour accéder à l'inconscient , l'infini , la création , la "dépersonne" .
La forme narrative se destructure , vole en éclats : magnifique kaléidoscope littéraire , miroir du moi : celui de Lol certes . Mais le nôtre aussi dans ce ravissement proche de l'extase , et ce ravissement à soi-même en tant que lecteur (double sens du mot ravissement sur lequel joue l'auteur ) , ce roman exceptionnel , unique , échappant même à la volonté de l'auteur , nous offre une expérience de la rencontre avec nous-même singulière dont on peut dire très justement que l'on n'en sort pas indemne .
J'ai adoré me faire ravir . L'absence à soi lorsque elle est provoquée par une oeuvre de cette puissance , est une expérience de vie des plus marquantes .