Chemin de Compostelle, chemin initiatique, chemin de métamorphoses que l’auteur a divisé en 7 parties : Détachement, Déroutement, Délires, Désenchantement, Défrichement, Strette (Dans la musique classique, la strette désigne une section d'une fugue ou autre pièce contrapuntique, au cours de laquelle les différentes voix entrent de manière rapprochée. Il est fréquent qu'une strette soit présente à la fin de la pièce musicale.) et Dénouement ;
mais aussi découvertes avec des yeux neufs de la beauté de la nature qui accompagne avec rudesse et douceur les pas du pèlerin, comme la nuit envahie de multiples bruits furtifs qui viennent froisser le silence dont on la croyait pleine.
L’auteure fait également au fil du chemin, selon les circonstances, des retours historiques vivants et passionnants qu’elle confronte avec son expérience présente et qui permettent de l’approfondir. Elle lance des ponts vers d’autres formes de pèlerinages ou de croyances en Inde, au Tibet, sur les terres d’Islam ou du bouddhisme zen.
« Au portail du monastère d’Irache, un arc sculpté de coquilles Saint Jacques se conclut à chacune de ses extrémités par une tête de mort. Tancred suit la voussure du bout de son bâton. Voyez : la « petite mort » — en Inde, elle désigne le pèlerinage. C’est extraordinaire qu’elle soit là aussi, qu’elle enserre le chemin. »
Si la décision de se mettre en route vers Compostelle est difficile, elle se prolonge d’une « mise en doute » et est faite d’abandons successifs où la carapace ancienne se craquèle et s’ouvre. Cela n’ira pas sans heurts entre les compagnons de voyage :
« Nous voici quatre, d’une rigoureuse diversité d’horizons, de tailles, d’âges, de langues, et pourtant soudés par un même projet que chacun pétrit à sa manière, ce qui donne une pâte extraordinairement bizarre.
Entre Zabel l’informelle( 20 ans de New York les a rejoint au Mayet-de-Montagne), Roland le sage, Tancred l’ardent et moi la frondeuse bien trop française, se déploie un tissu de contradictions détonantes où nos mondes (l’Ancien et le Nouveau) s’enchantent et se heurtent à vive allure.
(…) Chaque pas sera la résultante de nos mouvements contraires. p 47-48
L’expression des luttes intérieures de chacun, les vieilles souffrances qui remontent en surface au gré des difficultés qui se présentent sur la route va se traduire par des pugilats entre les deux hommes qui en viennent aux mains ou des échanges verbaux violents. Le corps lui-aussi s’exprime par la souffrance. Le chemin est un abrasif qui polit peau et coeur, qui desquame pour que meurent et se régénèrent les cellules anciennes,
« une marche sacramentelle qui ramène les êtres à leur épure » p 262
Edith de La Héronnière exprime tout cette métamorphose en elle et autour d’elle sans fards souvent avec poésie et retenue :
"La source chuinte légèrement. L’eau et la pierre se marient. Leur rapport est beau parce qu’il est contradictoire. Ils résistent l’un à l’autre . L’eau dit non au granit ; le granit dit non à l’eau. Ses grains rugueux se rebellent devant le temps et les décompositions. Les bises les plus rudes le caressent mais ne l’entament point. Et l’eau claire, pure, y trouve naturellement son lit, ne risquant ni de s’y infiltrer, ni de se perdre, ni d’affouiller la pierre." p101-102
Un livre à garder près de soi, que l’on peut lire et relire sans qu’il cesse d’enrichir, que l’on se soit élancé ou non sur la route de Compostelle.
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Edith de la Héronnière ne s’inscrit pas dans la lignée des récits pieux et sirupeux de pèlerinage, où l’on se ressource, «retrouve son vrai moi». Chez elle, il est question, tout mêlé, d’ampoules au pied, de désarroi, de soif intense, du saisissement devant la beauté des paysages, et cette rugosité du récit secoue par son réalisme.
Lire la critique sur le site : Liberation
L’odeur de la terre chaude mêlée aux thyms écrasés fait une divine inhalation. Les lérots chuchotent dans les fourrés. Une chouette effraie s’envole dans un frissonnement. On entend le labeur des cigales, le bruissement d’une couleuvre qui va boire. Des chauve-souris se concertent sur le prochain raid aérien. Cette agitation nocturne dément toutes les idées sur le prétendu silence de la nuit. p 201
Castille de poussière et de feu, dont les ors, les miels et les ocres se gravent au fond des yeux y laissant une empreinte au fer rouge. Castille que l’on traverse comme une lame est trempée — dont on ne sort jamais le même. Castille où il ne sera fait grâce ni des brûlures ni de la soif, ni même du désespoir en ce chemin de poussière blanche s’enfuyant vers un impossible nadir. (...) Nous sommes fondus dans ce feu qui embrase l'air : feu d'un ciel si bleu qu'il en devient blanc, feu des blés, feu d'un extraordinaire silence. p 241
Tout est en moi, dans le secret de l’or et de la pierre. Toute génération et toute corruption, toute naissance et toute mort. Ne cherchez pas dans la raison les mystères de l’existence. Contemplez-moi. Je suis le coeur battant du monde.
Les yeux fixes de la Majesté de Sainte-Foy lancent leurs feux depuis l’autre bout de la salle. Dès l’entrée c’est vers elle que l’attention converge.
(…) La Majesté de Sainte-Foy attend les pèlerins au coeur du village de Conques, dans l’écrin dessiné par les gorges de la rivière. La géographie offre à l’esprit les contours dont il a besoin. p 125-126
Nous serons pèlerins. Per agrum : de ceux qui vont au-delà du champ. Nous couperons, franchirons, enjamberons. Notre trajet ira en diagonale à travers les prairies, à travers les moissons, vers le champ de l'Etoile, ce Campus Stellae des confins d'Espagne. L'au-delà prévaudra jusqu'au bout : dépasser le champ, dépasser la limite, dépasser les forces. La vieille devise des pèlerins , Ultreia --"Plus oultre" --, celle consistant à aller toujours au-delà, sera vérifiée. Elle était déjà inscrite dans l'étymologie même. Ce n'est pas à proprement parler de la transcendance, mais plutôt de la "perandance". Bien que souvent pour aller au-delà il soit nécessaire de passer par les hauteurs. Tout l'histoire des ponts relève d'une telle nécessité de se hausser pour enjamber. p 23-24
"Marche, où sont tes dilettantes ? tes amoureux ? Ne sont-ce pas ces marcheurs en esprit ? Ou alors, à l'extrême opposé ces vagabonds crevés qui s'échinent à atteindre des Finistères espagnols ? La marche est une sirène aux séductions trompeuses. Et l'homme cède en oubliant que le pélerinage - une marche forcée en quelque sorte - fut longtemps la punition des criminels de sexe et de sang. Nul ne fera jamais que la punition tourne au plaisir sans en payer le prix fort".
Fugue romaine, d'Edith de La Héronnière