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EAN : 9791095604181
200 pages
Editeur distribué par Belles Lettres (13/04/2018)
4/5   4 notes
Résumé :
Nermin n'est pas une fille comme les autres. Apprentie poétesse aux idéaux socialistes, elle mène une vie de bohème dans la grouillante Istanbul sans se préoccuper de ses origines modestes ou de son sexe. Depuis sa petite chambre, elle lit les grands auteurs russes et compose. Dans la République turque conservatrice des années 60, elle fait figure d'excentrique. Bientôt, l'apprentie femme moderne se fait une place auprès des intellectuels - parfois même jusque dans ... >Voir plus
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Critiques, Analyses et Avis (5) Ajouter une critique
Quand on m'indique qu'un auteur a été pressenti pour obtenir le Prix Nobel, mon intérêt est éveillé… quand il s'agit d'une auteure, l'intérêt s'intensifie… Mais quand c'est une auteure féministe et turque, là il n'y a aucun moyen que je résiste face à cette personne courageuse et brillante !


Je n'avais jamais entendu parlé avant de Leyla Erbil, et je dois sa découverte aux éditions Belleville qui se sont donnés pour mission de traduire des auteurs de langues plutôt mises de côté en France. le projet de départ est même pour les deux éditrices de voyager sur place et d'offrir un contenu enrichi par le biais de leur sites (musiques, vidéos, cartes)… malheureusement le site semble mort, ce qui est frustrant car l'index renvoyait à beaucoup de ressources qui semblaient bien riches, notamment dans les extraits musicaux des instruments évoqués… même si une recherche personnelle est toujours possible avec la richesse du Web d'aujourd'hui. Espérons juste que les éditions Belleville aient malgré tout survécu, je n'ai plus trouvé trace de site internet.
Passons au livre lui-même, portrait d'une jeune femme à la position originale dans la Turquie des années 50, qui se confronte aux hommes, ne se refuse pas à plaire mais aussi à refuser les avances, qui cherche à être libre face à la pression familiale, à incarner ses idées politiques. La narration est riche, s'intéressant d'abord à l'héroïne puis faisant le détour par le point de vue des parents avant de revenir à la jeune fille devenue femme. Cet élargissement des angles de vue permet d'obtenir un propos qui sort des clichés, évite le jugement trop catégorique d'une société turque qui cherche sa voie entre tradition, Histoire et modernité.


Les parties prenant le point de vue de l'héroïne se révèlent très intéressantes dans leurs différences entre la fougue de la jeunesse du début et le retour sur soi et ses luttes à la maturité, plus désabusé même si toujours combatif. du coté des parents, la partie du père est la plus complexe, lui qui éprouve beaucoup de craintes pour cette fille trop émancipée à son goût, qu'il préférerait plus sage, plus respectueuse de ce que la religion lui impose. Il se rappelle ses propres aventures sur les mers et semble perdu dans une époque actuelle qui l'effraie. La mère reste elle embourbée dans un rapport ambigu au regard des autres, famille ou voisins. oscillant entre le contrôle du comportement de sa fille et la défense de celle-ci aux yeux des autres.


Le ton m'a paru très moderne et en lisant le copyright de 2009 pour l'édition turque, je me disais que ce ton décalé par rapport aux années 50 venait surtout d'un regard s'éloignant de son époque… sauf que le roman date dans sa version originale des années 70 et qu'il était donc bien en avance sur son temps et que l'auteure a su instiller son esprit rebelle à une histoire qui semble bien la sienne. Elle maintient tout au long du récit un regard à la fois bienveillant et honnête sur le parcours, rempli de moments poétiques ou oniriques qui rendent le récit riche et enthousiasmant. Une voix originale qui mérite d'être mise en avant hors de son pays qui n'aura malheureusement pas évolué sous Erdogan dans le sens qu'espérait cette jeune femme éprise de liberté et d'émancipation. D'où la nécessité encore plus grande de relayer encore aujourd'hui le message de cette auteure décédée en 2013 sans avoir jamais cessé de se battre pour les droits des femmes et des plus défavorisés.
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Un magnifique roman qui nous fait découvrir le monde turc, son histoire et ses coutumes mais aussi cette fervente révolution des personnalités qui surgit avec l'arrivée du modernisme, fruit des relations avec l'occident! Et Une drôle de femme se focalise sur la révolution féminine pendant la moitié du XXe siècle, au moment où la femme est encore le sujet identitaire d'une famille, par elle se dessine l'honneur ou le déshonneur, l'isolement ou la sociabilité d'une famille. Elle représente une force ou une faiblesse, en ce sens qu'elle est un être à préserver comme on garderait un oeuf! Mais Nermin ne l'entend pas de cette oreille, elle est une femme qui veut révolutionner les choses et se faire sa propre histoire malgré les combats et les obstacles qui peuvent se jalonner sur route. Et quel chemin va-t-elle suivre? Celle de la poésie...O perdition! Elle a de la verve dans les entrailles qui la secoue, la bouscule, il faut bien que ça sorte d'elle! Eh oui, elle veut cracher des mots sur du papier et intégrer le milieu intellectuel...et plus on avance dans la lecture, il y a juste un pas pour voir en Némir l'autrice elle-même, au point qu'elle rassemble autant d'ingrédients pour nous rendre ce personnage très attachant ...et on passe un moment agréable avec qu'elle...
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Une drôle de femme est l'histoire d'une incompréhension, d'un abîme, d'une béance entre deux mondes : celui de la Turquie ancienne, celle des grandes batailles militaires de l'Empire Ottoman, des sultans et des vizirs et celui d'une Turquie moderne, celle de la République fondée par Atatürk en 1923 et tournée vers l'Occident.
Nous sommes à Istanbul, dans les années cinquante.
D'un côté, il y a la fille, Nermin, qui veut être libre, rencontrer des intellectuels, écrire des poèmes, lire les classiques russes, aimer des hommes, vivre comme elle l'entend sa sexualité, sortir, découvrir le monde, partir ailleurs, un jour. « Si mon bonheur dépend de ma liberté, et que le monde s'obstine à me la refuser, alors je ne pourrai jamais être heureuse. » avoue-t-elle, pleine de lucidité.
Alors, elle se battra, chaque jour, pour changer le regard des hommes sur les femmes : « J'ai vu, de mes propres yeux, dans quelles souffrances patauge l'intellectuel turc, et sa considération pour la femme.», « (au sujet des artistes) Chaque fois que j'ai tenté de parler poésie ou politique, chaque fois que j'ai voulu nouer une vraie amitié avec eux, ils ont tous pris le même air moqueur. Noyant ou ridiculisant mes propos, ils ont invariablement glissé vers la dérision ou l'hostilité.» On peut imaginer que l'auteur, elle-même, a vécu plus d'une fois ce genre d'expérience ! Ah, devenir l'égale des hommes, parler avec eux en égale sans qu'il soit question de désir ou de sexualité… Impossible encore, trop tôt peut-être… « - Ces arriérés bigots veulent me rappeler de ne pas m'éloigner des jupes de ma mère et de ne pas m'aventurer dans les endroits publics, c'est ça ? Pourquoi ne peuvent-ils pas me voir comme une amie, une soeur ? - C'est impossible, ma belle, comment veux-tu… Ce sont des hommes, et tu ne seras jamais leur soeur. »
Nermin se battra aussi pour que ses idéaux politiques ne se limitent pas à de vagues abstractions : « Vous êtes des imposteurs, hurlera-t-elle à la face des hommes, qui utilisez à tout-va les mots « justice », « liberté » et « égalité » pour masquer votre bigoterie et attiser les sectarismes !» Elle ira vers le peuple, rappelant sans cesse qu'on n'a rien sans se battre, que si on ne se défend pas, on se fait dévorer et que seule l'éducation peut aider les gens à s'en sortir.
Mais parfois, proche du désespoir, on la sent souhaiter la mort tellement le combat est rude et le moindre désir d'émancipation réduit à néant. Belle métaphore de sa difficulté à être ce qu'elle veut que celle de ces fourmis volantes qui ne peuvent que ramper au risque d'être écrasées : « On leur a donné des ailes pour voler, et pourtant elles rampaient, difficilement, dans les crevasses au sol, malgré leurs ailes.»
Ce roman est aussi l'histoire d'un père qui se meurt, un père qui fut marin et qui souffre de n'avoir pu inculquer la foi à sa fille, un père qui, à la veille de sa mort, dans un très long et très beau monologue, s'interroge sur l'existence de Dieu, un père qui regrette ce qu'est devenue cette fille qu'il ne reconnaît plus : « à force de courir les mers pour gagner durement notre pain, je n'ai pas pris soin de ma chérie comme j'aurais dû. Je l'ai abandonnée aux mains de sa mère qui ne lui a enseigné que la pâtisserie, la tenue des comptes et la dentelle...» Qu'il se rassure, Nermin n'a guère écouté les leçons de sa mère ! « Qui t'a inculqué cette pensée dégénérée pendant que je cramais en mer ?» demande-t-il à sa fille. Ce père ne sait plus vraiment se situer dans L Histoire : tandis que sa fille lui répète qu'il est un ouvrier, il voit le monde avec un coeur empli de ce que fut la Turquie autrefois, un esprit nourri de la mythologie des siècle passés... Dans un monde nouveau dans lequel il peine à s'inscrire, il a perdu ses repères et vacille doucement vers cette mort qui sera peut-être pour lui un refuge...
Le père, la fille : entre les deux, un abîme d'incompréhension que l'amour permet à peine de combler…
Et puis, il y a la mère, la mère qui pleure de voir cette fille aller au café, fréquenter des hommes, lire des livres interdits qu'elle jette dans le poêle, une fille qu'elle gifle en lui criant dessus, en la traitant de catin et en s'enfermant encore pour pleurer et pleurer encore…
« Qu'est-ce que tu as à te mêler de justice et d'équité, tu ne peux pas la boucler un peu ?» Parce que, pour elle, la fille doit se taire et protéger sa virginité.
Après avoir pleuré sa fille, la mère pleurera son mari. Et les larmes succéderont aux larmes...
Non, Nermin ne pourra pas la boucler, oui sa mère souffrira, oui son père mourra seul à l'hôpital, lui qui ne voulait pas quitter sa maison.
Les uns et les autres se débattront dans ce monde nouveau, tentant de donner un sens à leur vie. Malgré tout.
Un très beau roman magnifiquement écrit et d'une force rare qui laisse entendre les voix de ceux qui, enfermés chacun dans leur univers, ne s'écoutent plus et se voient à peine…
Tragique et puissant.
Lien : http://lireaulit.blogspot.fr/
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Ce roman, paru pour la première fois en 1971, a pour protagoniste une étudiante en lettres, Nermin, qui – à l'instar de l'autrice – a à peine la vingtaine à Istanbul en 1950. le sous-titre de l'édition française : « trajectoire d'une féministe dans la Turquie des années 50 », est un peu inexact par omission, mais il a le mérite de montrer que la condition féminine et les revendications féministes, dans leurs grands traits, n'ont pas évolué dans le pays depuis cette époque et jusqu'à présent. L'absence de références à l'actualité contribue d'ailleurs à illustrer la question dans des termes encore parfaitement pertinents. Mais si l'autrice (1931-2013), pressentie avant Orhan Pamuk pour être élue aux prix Nobel et PEN International, a signé une oeuvre reconnue comme étant d'avant-garde ès féminisme, il me semble que ses préoccupations dès 1971 dépassaient largement cette seule problématique.
La première partie, « La fille », qui est la plus longue et intéressante, se présente sous la forme d'un journal intime de Nermin, qui s'initie au militantisme de gauche, avec tous les dangers que cela comporte dans un régime autoritaire, de même que toute la pression qu'elle subit, en tant que jeune fille, de la part de sa famille et de la société (y compris au sein de l'organisation politique clandestine). le style est âpre, parfois brutal, proche de l'oralité, bien rendu en traduction par le choix d'un français très contemporain – excellent usage d'un anachronisme ! – ; la narration est à la première personne. Les émois des relations sentimentales excluant la sexualité, les difficultés propres à la féminité occupent autant d'espace que les contraintes d'un militantisme largement hors-la-loi.
La deuxième partie, « Le père », est également rédigée à la première personne, et le narrateur-protagoniste est le père mourant de Nermin. Dans un récit haché, très poétique et parfois vaguement délirant, qui est une sorte de bilan de sa vie de mécanicien de marine, embarqué la plupart du temps depuis l'époque de la Guerre d'Indépendance, on voit poindre une autre problématique politique encore très actuelle : l'antagonisme entre le père et la fille se déclare surtout autour de la religiosité que le père se reproche de ne pas avoir transmise à Nermin. Deux visions incompatibles du sens de la vie : séculière vs croyante. À l'intérieur de cette partie, en revanche, l'on trouve un certain nombre de références historiques turques antérieures aux années 1950, et tout particulièrement une version du mystérieux attentat contre l'un des fondateurs du Parti communiste turc, Mustafa Suphi, décédé en mer en janvier 1921 avec 14 camarades, attentat perpétré probablement avec la complicité conjointe de Lénine et d'Atatürk alors que les responsables communistes quittaient l'Union soviétique pour rentrer en Turquie (cf. cit. 2). L'édition de 2009 du livre comporte un chap. interposé comprenant quatre documents insérés par l'autrice, dont un article de presse de 2000, qui jettent quelques lumières sur ce fait historique qui a par ailleurs fait depuis l'objet d'une monographie.
Une courte troisième partie intitulée « La mère », se limite au récit de la cérémonie des obsèques du père : la narratrice est de nouveau Nermin, mais le rôle principal est attribué à sa mère. Là, une certaine critique sociale apparaît contre l'hypocrisie des voisins et de certaines relations avec les parents éloignés, qui n'est cependant pas spécifiquement associable à la problématique féministe, mais qui révèle plutôt, d'une certaine manière, que la fracture entre classes sociales en Turquie avait déjà un reflet entre laïcité et religion. du point de vue littéraire, l'autrice expérimente ici un style encore bien différent, onirique, un peu fantastique, auquel elle aura recours dans des oeuvres successives.
Enfin dans la quatrième et dernière partie, « La femme », Nermin est de nouveau la protagoniste, mais c'est là un personnage qui a vingt ans de plus, qui éprouve les affres de la remise en question d'un engagement politique qui est présenté par l'autrice avec l'amertume de l'aveu qu'il a été vain, ridicule et frustrant pour l'héroïne elle-même. Celle-ci est mise en regard avec la position désabusée mais réaliste de son mari, par une narration à la troisième personne, où Nermin, bourgeoise qui s'ignore, est dénommée précisément « Bayan [Madame] Nermin » : l'autrice s'en désolidarise-t-elle effectivement ou bien est-elle aussi en train de faire une sorte d'autocritique personnelle ou bien peut-être du Parti des Travailleurs, dont elle a été l'une des responsables haut-placés dans les années 1960 ? On devine que là aussi, le féminisme passe tout à fait à l'arrière-plan par rapport à la question politique...
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Leyla Erbil l'auteur de ce livre est la première femme Turque écrivain à être nominée pour le prix Nobel de littérature en 2002.
Ce livre met en lumière la voix engagée d'une jeune apprentie poétesse féministe Turque.
Elle observe le monde qui l'entoure et le retranscrit sans tomber dans le jugement.
Ce qui est étonnant c'est que ce livre à été écrit en 1971, et nous pouvons constater que ses observation sont toujours d'actualité.
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Citations et extraits (5) Ajouter une citation
(Alors qu'on veut la mettre dehors d'un bar)
-Hors de question, je ne pars pas. Crois-tu sincèrement que je devrais vivre selon ton bon plaisir ? Qui t'autorise à me donner des ordres ?
- Tire-toi d'ici, espèce de garce, traînée ! Ne nous pousse pas à bout !
- C'est ta sœur, la trainée. Et toi, tu es un sale pochetron, ai-je répondu, et je me suis levée. Ces portes, elles ont été ouvertes par Atatürk, vieux ringard, tu comprends ? Oui, Atatürk lui-même. Qui es-tu, toi, pour oser enfermer de nouveau la femme turque dans un trou noir ?
Il s'était figé.
- Tu devrais avoir honte ! Dieu que j'appréciais ta poésie.
Il avait en effet écrit de très beaux poèmes le scélérat.
- J'ai dû me tromper, ai-je poursuivi, parce que c'est impossible qu'un mec comme toi ait pu faire quoi que ce soit de bon. Vous êtes des imposteurs qui utilisez à tout-va les mots "justice", "liberté", et "égalité" pour masquer votre bigoterie et attiser les sectarismes !
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4. « - Si, parmi vous tous, il en existe un seul qui sait ce à quoi le peuple aspire, qu'il s'avance ! (Il se mit à bourrer sa pipe, pressant calmement le tabac.) Croyez-vous vraiment que vous pouvez séduire ce tas de créatures dont les têtes datent d'avant Jésus-Christ et le mode de vie du XIIIe siècle, juste en leur expliquant qu'ils sont exploités, que chacun de leur pas les conduit dans l'impasse, et que leur jeûne et leurs prières ne sont d'aucun secours ?
Bayant Nermin se leva d'un bond – c'était le soir du crachat :
- Séduire ? Tu ne tenais pas ce genre de discours avant que les opportunistes ne dépècent le Parti en morceaux... Regarde-moi ! (Son mari fumait tranquillement vers le plafond couvert de suie de leur salon délabré.) Primo, les gens que tu appelles "créatures" te surpassent largement par leurs connaissances et leurs talents.
Soudain, elle se souvint du crachat, elle était allée le voir de près : blanchâtre et mousseux, comme s'il avait été expulsé avec hargne. Bay Bedri eut un rire agacé :
- De quel point de vue ?
- De tous les points de vue, mais ne me coupe pas la parole ! Secundo, et c'est le pire, pourquoi, en tant qu'intellectuel aux idées si profondes sur le peuple, n'as-tu pas essayé de te rendre utile à l'époque, en adhérant au Parti et en participant à la destruction du système d'exploitation ? Bien sûr que non, en digne contre-révolutionnaire et ennemi du peuple, tu as...
- Oh, assez avec tes discours de perroquet ! soupira Bay Bedri en pétunant plus vigoureusement.
[…]
Il reprit :
- Tes lubies, tes gestes héroïques m'horripilent. J'en ai marre que tu sois la risée de tous ces gens que tu appelles "le peuple", que tu t'amuses d'eux. Je suis fatigué de me chauffer de l'eau dans des bassines en fer pour me laver, de vivre dans la crasse, sous un plafond qui fuit, cerné par les voisins et les encartés du Parti, tu comprends ? Et par-dessus tout, j'ai horreur de me coucher chaque foutu soir aux côtés d'une femme qui dort avec Lénine sous l'oreiller ! » (pp. 214-215)
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2. « Avec un "Allah, pardonne-moi !", le Capitaine Izzet interrompt sa prière. Au même moment, le courant nous décroche de l'éperon et nous commençons à couler. Cela prend dix à quinze minutes, le temps de fermer un œil et de le rouvrir. Les passagers des Dardanelles, hommes, femmes et enfants, abandonnent paniers, sacs et couvertures rapiécées pour se jeter dans la brume. Personne ne veut mourir. Dans un ultime sursaut, avec l'aide considérable du maître d'équipage Tahsin, je parviens à sauver cinquante-trois personnes. Je les hisse à bord du cuirassé français. Vient le moment du Cinquante-quatrième, un homme malingre dans les quarante ans, portant cravate et lunettes. Il attend son tour. Son œil est fixe, il a une cigarette entre ses lèvres. Nos regards se sont déjà croisés sur le pont. C'est son tour, il attend, il m'appelle en agitant les bras de haut en bas. Serait-ce Suphi ? Le bateau coule par le fond, je risque de sombrer avec, et le Cinquante-quatrième aussi. Je suis hors d'haleine, je le regarde, un homme avec sa cigarette, sa cravate, sa chemise blanche. Il court en hurlant, à bâbord, à tribord, de la poupe à la proue, lève les poings vers moi, vers la brume, vers les bâtiments de la flotte ennemie, puis vers des gens que je distingue plus. Ensuite, il se noie, en même temps que les quinze autres personnes restées à bord.
[…]
Chaque fois que je pense à ce jour, je revois cet homme avec sa cravate pendouillant dans la brume... Sa cravate au fond de la mer Noire... Mon frère Ahmet qui m'a tant harcelé : "Qui a assassiné Mustafa Suphi ? Qui a tué Suphi ?" » (pp. 148-149)
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1. « "Votre attention, messieurs, ai-je claironné soudain, y en a-t-il parmi vous qui souhaiteraient coucher avec moi ?" Silence. Ils se sont regardés, puis ils ont ri – à contrecœur.
- Je ne plaisante pas, leur ai-je dit, c'est une dette que je vous dois, je vous suis redevable de beaucoup d'autres choses, d'ailleurs. Votre amitié m'est précieuse. Mon univers s'est élargi. Il y a deux ans à peine, je n'avais pas idée qu'un tel monde existait, à seulement une demi-heure de marche de chez moi. Si on m'avait dit qu'il y avait des gens comme vous, je ne l'aurais pas cru, mais je vous connais maintenant. Tous. J'ai vu, de mes propres yeux, dans quelles souffrances patauge l'intellectuel turc, et sa considération pour la femme. Je voudrais maintenant vous offrir ce que vous ne pourrez obtenir de moi, même en vous démenant quarante ans. Désignez l'un d'entre vous, le plus misérable, le plus mauvais. Je lui ferai cadeau de ma virginité comme d'une aumône, car moi, je n'en ai point d'utilité.
- Arrête, tais-toi, disait Meral, en me tirant par le bras. Entre-temps, R. était parti.
- Mais qu'est-ce qu'elle raconte au juste, cette fille ?, a demandé N. en se retournant vers les autres, figés, le derrière sur leur siège. » (p. 75)
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3. « Certains jours, par petits groupes, ils rendaient visite aux habitants des gecekondu [bidonvilles] pour leur expliquer comment ils avaient été manipulés jusque-là, et quand ils devenaient la cible de jets de pierres – plus ou moins grosses – projetées par les rangs du fond, ceux des premiers rangs qui écoutaient paisiblement, les yeux pleins d'espoir, finissaient immanquablement par s'ébranler et hurler : "À Moscou ! À Moscou !"
Ces jours-là, Bayan Nermin rentrait chez elle le cœur meurtri et discutait des événements avec son mari, cherchant inlassablement le moyen de s'élever vers le peuple, ce peuple naïf, aussi pur qu'un ange, et dès lors si aisément trompé, aussi vulnérable qu'un malade mental. » (p. 193)
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