À la mitrailleuse
Daniel FANO,
de la marchandise internationale, Les Carnets du Dessert de Lune, 2017, 84 p., 12 €, ISBN : 9782930607894
Il y a une quinzaine d'années, Jean-Louis Massot a tiré
Daniel Fano de son trop long silence éditorial. Depuis, le clavier crépite. Voici le septième opus de l'inclassable auteur d'Un champion de la mélancolie et de Comme un secret ninja aux
Carnets du Dessert de Lune. On accuse les coups, et on en redemande. Jean-Louis Massot ne devrait-il pas créer une collection à part entière : écrit à la mitrailleuse ?
Onze textes (et une note) à l'arme automatique : on file Monsieur Typhus et ses acolytes crapuleux d'une aventure à l'autre, Patricia
Bartok, Rosetta Stone, le Major Osiris Walcott, le Colonel Fawcett, Inspecteur et Flippo, Jimmy Ravel – tueurs à gage de papier, ordures artificielles, qui font leurs mauvais coups sans tenir compte des lois de la logique ou de la gravité, changeant de sexe comme d'apparence, explosant sur une mine antipersonnel, ressuscitant à la ligne suivante, comme dans les cauchemars des lecteurs trop sages, paniqués à l'idée de perdre définitivement la raison dans l'engrenage des paragraphes. « Patricia
Bartok ne porte ni slip, ni soutien-gorge, une de ces gouines dont la cicatrice a été effacée à la neige carbonique. »
Car le lecteur est trop sage, et il est temps qu'il s'inquiète. le monde autour de lui déchaîne sa violence, et c'est un peu grâce à son inertie, lui qui accepte sans broncher la folie du monde alors qu'il exige de ses lectures – des films qu'il consomme, des
oeuvres d'art qui jalonnent ses ronds-points ou qui décorent les salles d'attente de son dentiste – une rassurante rationalité (quand ce n'est pas carrément une morale). Alors
Daniel Fano prend le lecteur trop sage pour cible, et lui balance ses rafales. Pour qu'il se rende compte. Pour qu'il s'inquiète. Par goût du jeu. Par humour noir. « Bienvenue à Kiev où la plupart des cigarettes américaines sont fabriquées en Pologne. » L'Histoire est une barbare assoiffée de sang – la poésie doit lui rendre coup pour coup. Bien sûr,
Daniel Fano n'est pas le premier auteur à affûter sa plume pour ce genre de bataille, il le dit lui-même dans les interviews qu'il accorde, et on peut, en retraçant sa filiation, rassembler la belle et héroïque famille des lutteurs, ironiques parce que lucides, musiciens parce qu'exigeants. Les surréalistes, bien entendu. Surtout
Desnos. le modernisme américain.
Serge Gainsbourg.
Henri Michaux. le
Rimbaud des Illuminations. Mais aussi les formes les moins reconnues par les autorités littéraires : série noire, bande dessinée, cinéma de genre. Si l'on tend l'oreille, et que l'on se rappelle que
Daniel Fano a consacré un livre à
Henri Vernes, on peut entendre des échos de L'aventurier, du groupe Indochine. « Un pistolet mitrailleur Uzi, un vieux Zippo, les interprètes sur le point de craquer. »
On se perdra donc dans
de la marchandise internationale, avec une cible peinte sur le front, et l'on entendra les balles de Fano siffler. Car il faut écouter Fano : « Rosetta Stone saluera le public : débauche de décibels, comme qui dirait une simple esquisse d'éternité ». le livre semble un piège où se sont pris les excréments de la sauvagerie. Isolément, ce sont des vignettes de série B. Entrelacés dans la trame du texte, ils se font musique : « Faux papiers parfaits fournis par
Fidel Castro ». Parfois,
Daniel Fano dévoile son jeu : « Dans cette aventure, la façon dont les éléments narratifs étaient juxtaposés ne manquait pas de défier toute logique ».
Gageons que la mitrailleuse de
Daniel Fano n'a pas vidé son chargeur, et que le lecteur trop sage n'en a pas fini avec lui. Si le monde ne change pas, si l'homme continue de planquer sa tête dans le sable, Monsieur Typhus reviendra arme au poing, « tous feux éteints, phrases courtes ».
©
Nicolas Marchal in le Carnet et les instants
Livre d'images sans image
Un livre d'images sans image, un livre qui fait défiler des images comme un zappeur excité qui prendrait plaisir à suivre plusieurs polars en même temps sur un seul écran de télévision, des personnages qui meurent plusieurs fois comme les héros des jeux vidéos dotés de plusieurs vies, un condensé de tous les poncifs que les auteurs de polars ont abondamment utilisés : les belles américaines : Buick, Pontiac, Chevrolet…, l'artillerie utilisée sur tous les théâtres de guerre de la seconde moitié du XX° siècle - la liste est trop longue pour que je me hasarde à dégainer le moindre flingue -, les bas résilles, les guêpières, les seins en obus… et pour corser le tout l'inventaire de toutes les tortures les plus sadiques inventées par les auteurs de romans noirs et de polars américains principalement. Dans ce texte,
Daniel Fano semble avoir voulu concentrer autour de son personnage principal, Typhus ou Monsieur Typhus selon les époques, toute la substantifique matière qui a fait le succès de ses romans.
L'auteur a d'
ailleurs la délicatesse et l'amabilité de guider le lecteur dans ce dédale de violence cynique et sadique, Typhus le personnage central, un peu fantastique, un peu copie de héros des polars de série, est inspiré par celui du roman de
Richard Stark «
Rien dans le coffre » qui a été très librement adapté par
Jean-Luc Godard dans « Made in USA ». Tous les autres personnages, doués eux aussi de qualités fantasmatiques, font penser à la bande d'un Inspecteur Gadget cruel et sanguinaire. Ils sont tous inspirés par des textes, romans, BD, ayant nourris les lectures de l'auteur.
Cette joyeuse troupe de laquelle l'auteur a extirpé « systématiquement tout ce qui pouvait ressembler à de l'émotion », arpente toute la planète et notamment tous les champs de guerre et les théâtres de conflits plus ou moins larvés où les coups les plus tordus ont été fomentés pour faire triompher des causes moins glorieuses les unes que les autres. Ainsi, la fiction la plus folle, la plus déjantée rejoint la réalité la plus cruelle, la plus cynique. Juste pour l'exemple : « Maintenant, lui briser les dents, les tibias, lui ouvrir le ventre, qu'elle répande ses entrailles sur la moquette : une telle férocité ne lui paraît pas si folle que ça ».
Daniel Fano prend le risque d'égarer le lecteur et le confesse : « Il n'en restait pas moins vrai que, dans cette aventure, la façon dont les éléments narratifs étaient juxtaposés ne manquait de défier toute logique ». Mais, in fine, celui-ci comprendra bien qu'à travers ce vibrant hommage au roman noir, l'auteur ne cherche qu'à mettre en évidence la folie sanguinaire de l'humanité et la cruauté que certains sont capables de déployer pour atteindre des objectifs bien misérables.
« Ce ne sont pas des héros et héroïnes classiques, …, ils changent constamment de physique (de sexe, d'apparence), de comportement, passent d'une idéologie à l'autre, ce sont comme des acteurs qui enchaînent des rôles, qui incarnent ou combattent la sauvagerie fondamentale de l'homme (et de la femme) de plus en plus banalisée dans notre société de consommation (de colonisation) ultime ».
© Denis Billamboz in http://www.critiqueslibres.com/i.php/vcrit/50454
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