Un matin calme, on aimerait se réveiller dans un monde sans race et sans classe.
Étais je un noir qui avait rêvé d'être un blanc, ou bien un blanc qui avait rêvé d'être un noir ?
Être - blanc, noir, juif, arabe, ceci ou cela - est une apparence ou un masque, ou plus généralement un phénomène qui ne va pas de soi. Et on le sait sans doute, l'enfer c'est d'être déterminé par le regard d'autrui, sous le rapport de domination d'un pur regard qui voit sans être vu.
Fanon, en tant qu'homme noir, connaît trop ce regard et
les mots qui l'expriment. Et s'il prend la peine d'abord de décrire cette cruelle chosification c'est pour mieux saisir l'aliénation qui s'en suit, et trouver le début d'un chemin d'émancipation.
Répétition :
Y'a bon Banania
Y'a bon Banania
Telles sont les marques d'un langage qui marque sans être marqué. À noter que le site internet de la marque affiche encore une parfaite ingénuité. Pas un mot sur cette période peu glorieuse.
Dans la même tonalité, on rencontre un spécialiste des humanités expliquant que certains peuples étaient naturellement prédisposés à être colonisés. de même encore, certain.es expliqueront que les espèces animales domestiquées devaient être disposées à éprouver une sorte d'affection pour le maître en tant que maître.
Je fais ici le rapport entre spécisme et racisme ; l'auteur ne le fait pas. On y revient plus bas.
En tous les cas, je dois toujours me pincer pour me dire que ces thèses existent. Et pourtant, celui ou celle qui les profère ne fait que manifester sa liberté absolue. Il faut se prendre pour Dieu pour assigner à autrui des dispositions magiques, et pour finalement disposer d'elle ou de lui.
Nous parlons couramment de la domestication des espèces, l'homme y compris. Mais tandis que certain.es sont prêts à y voir de l'affection et du consentement, Fanon nous fait maintenant voir l'effraction et l'aliénation.
Les spécialistes tenteront raisonnablement de mesurer la propagation de la fracture de la colonisation ou de la domestication. Mais justement, Fanon rappellera plus tard que les anciens colons ne seront jamais quitte de ce point de vue.
Pour l'heure, il observe l'aliénation de frères et soeurs de couleur qui ont cherché, par tous les moyens, à disparaître en se confondant sur un fond blanc ; certain.es en s'unissant avec un.e partenaire blanc.he.
Finement, patiemment, Fanon rassemble quantité d'observations, et tente de repérer les déterminations psychologiques, un inconscient collectif, des névroses. Sa position de psychiatre le guide dans ce sens, mais lui rappelle en même temps le pouvoir sur-déterminant du regard qui surplombe.
L'aliénation, masquant une autre aliénation, n'a peut être pas de limite. On dirait comme Deleuze que « le masque est la vérité du nu ».
En s'intéressant de près à son propre vécu d'homme noir, il voit qu'à chaque étape de son difficile chemin d'émancipation, il est poursuivi par la rhétorique du colonial.
L'homme noir prétendait invoquer la raison, alors on lui prouve qu'il a tort. Fanon poursuit donc son chemin de fuite : il lui faut « liquider le passé », et devenir « imprévisible ».
C'est alors qu'il découvre avec les poètes de la « Négritude » une pulsation propre de l'homme noir, et une nature : « Le nègre aujourd'hui est plus riche de dons que d'
oeuvres » (
Senghor) etc…
Mais on lui dira encore qu'il n'ira jamais aussi loin que les élans mystiques qu'ont connus les blancs.
Il répète malgré tout :
Je suis noir
Je suis noir
Car maintenant ça veut dire : « je suis mon propre fondement ». C'est une déclaration universelle, et pas simplement un « racisme anti-raciste ». Il a commencé à liquider les déterminations du passé et pourra bientôt conclure : « Le nègre n'est pas. Pas plus que
Le Blanc. »
Dans ce tournant existentiel, il a croisé
Sartre, à travers des textes comme «
l'Etre et le néant », «
Réflexions sur la question juive » etc… et le plus récent, « Orphée noir », en préface du livre de
Senghor, « l'Anthologie de la poésie nègre et malgache ».
Le dialogue de Fanon avec
Sartre permet d'éclairer mutuellement deux pensées qui ne se confondent pas. Ensemble, ils font vibrer les pôles immuables de la philosophie, et lui font rendre un nouveau son. Il faut lire « Orphée noir », en ouverture d'un « chant de tous et pour tous », et se réjouir d'entendre Fanon tout reprendre.
Ensemble, ils reconnaissent l'importance littéraire et politique de la « Négritude » sur le chemin de l'émancipation, mais Fanon insiste sur le moment fondateur, reprochant à
Sartre de n'y voir que le « moment faible ».
La lutte pour la liberté s'annonce. Examinant, avec Hegel le couple maître-esclave, il est clair pour Fanon que l'esclave ne peut prétendre être libre en s'entendant dire sans combattre « Désormais tu es libre ». Il lui faut lutter contre le maître, face à face.
Ce qui se profile n'est pas le matin calme d'un monde sans race, mais les guerres de décolonisation. Emportant tous «
les damnés de la terre », la misère économique a accéléré l'histoire. Fanon prendra une part très active au combat politique.
En conclusion, l'auteur n'essaie pas de transposer tel drame avec tel autre. La lutte pour les droits civiques aux Etats-Unis n'est pas équivalente à telle ou telle lutte de libération nationale, et n'est pas non plus notre situation actuelle.
Mais la tension qui habite
Franz Fanon au présent, sa sensitivité, évoque à la fois toutes les questions existentielles, et le chemin qu'il faut à chaque fois se frayer. Son style étonnamment efficace et effectivement étonnant, évoque une course de vitesse, psychologique, politique et culturelle, entre la « désaliénation » et l'aliénation,
EPILOGUE à fleur de peau
Je suis passé très vite sur le rapport entre spécisme et racisme, juste le temps d'apercevoir leurs racines communes. Fanon connaît trop bien d'ailleurs les insultes racistes largement empruntées à la zoologie.
Or, Fanon, refusant de s'engluer dans l'être, restant à fleur de peau, étant son propre fondement, finit pourtant par se fonder sur une vaine proposition spéciste :
« Un chien se couche sur la tombe de son maître et y meurt de faim. Il revient à Janet d'avoir montré que le dit chien, contrairement à l'homme, n'était tout simplement pas capable de liquider le passé. »
Sérieusement, que savent-ils du chien ? Fanon voulait « en finir avec ce narcissisme », alors, sans attendre la réponse, il nous faut continuer à chercher notre chemin.
L'homme Ancien, aristotélicien, répète lamentablement, je ne suis pas un animal (je suis supérieur en ceci ou cela). La philosophie est nativement spéciste.
Malgré tout je répète :
Je suis un animal
Je suis un animal
Mon être c'est la différence. C'est une déclaration universelle. Voyez mes mutations infinies.
Je peux être sauvage ou domestiqué.e. Voyez la tension qui m'habite, ma sensitivité.
Je peux être mangé.e par autrui, comme je mange à mon tour d'autres êtres vivants. Je ne me nourri pas de cailloux. J'aime les chairs s'enfonçant l'une dans l'autre, le sexe, les caresses, le jeu.
Librement inspirés par Fanon, nous dirions aujourd'hui que « l'Homme nouveau » lutte pour la luxuriance de la planète.