La chasse est ouverte... sur un journaliste !
Comme chantait
Guy Béart : "Le poète a dit la vérité, il doit être exécuté".
Le journaliste s'appelle Anton Piaty et il a osé écrire des critiques sur des abus grossiers par certains barons du régime du pays natal de l'auteur, la Biélorussie, où règne depuis le 20 juillet 1994, soit 28 ans, 10 mois et 9 jours, l'éternel Alexandre Loukachenko, potentat par la grâce de cet autre démocrate, son pote Poutine.
Le lecteur a droit à un glissement progressif dans l'horreur pour faire décamper Piaty définitivement à l'étranger : musique assourdissante dans l'appartement voisin de Piaty, loué pour l'occasion, qui met à rude épreuve les nerfs du journaliste, son épouse Arina et leur nouveau-né ; vol de l'ordinateur et archives du journaliste ; blâme de l'effronté scribouillard sur des chaînes de télévision aux heures de pointe ; intimidation déshonorante et honteuse d'Arina ; et même bien pire ....
Sacha Filipenko nous offre, à travers quelques personnages hautement représentatifs de ce monde d'oligarques liés au pouvoir central et donc tout-puissants, une vue de la triste réalité pour le commun des mortels, et les quelques rares opposants du système dictatorial et mafieux.
Un exemple : sur le net un détracteur du régime bienfaiteur s'est permis de lancer un message vide, qui a été "liké" par 250.000 suspects, qui seront bien sûr arrêtés.
Le juge qui, après un changement de la Constitution, assume en même temps la fonction d'avocat de la défense des inculpés, s'adresse au public en invitant ceux qui sont d'accord avec le châtiment suprême de ne rien entreprendre. Ceux qui estiment par contre que les inculpés doivent être sauvés, sont priés d'envoyer un message dans lequel ils ne doivent pas oublier de mentionner leur numéro de passeport.
L'idée de l'auteur de donner à son récit la forme d'une sonate est certainement originale et fort littéraire, mais complique légèrement la lecture de la narration. C'est à mon avis le seul bémol de cet ouvrage relativement court (216 pages), qui comporte de beaux textes de Nike Borzov, de la chanteuse russe Zemfira (exilée en France en 2022), de la chanteuse néo-zélandaise Lorde, etc.
Bref,
Sacha Filipenko confirme dans "
La traque" l'impression favorable qu'il m'a laissée par son roman "Le fils d'avant", que j'ai commenté ici le 3 décembre 2021.
L'auteur est jeune, 38 ans, et avec son talent sera peut-être un jour le second
Prix Nobel littérature de son pays, après
Svetlana Alexievitch en 2015.
Je termine par un extrait de la chanson "À l'Ouest" du groupe russe Center (cité à la page 98) :
"En 91, quand l'URSS s'est dissoute,
Les grandes personnes se sont partagé le pays à coups de flingues,
Et nous, on a eu la liberté, de la vodka trafiquée,
Des jeans délavés et de la musique dans des enceintes chinoises."