Si le corps social est à ce point docile et soumis, c'est parce qu'il a été dépossédé de tout moyen lui permettant d'exercer une maîtrise et de déployer une puissance propre. Or cette dépossession des conditions de l'exercice d'une puissance propre est l'effet même des dispositifs en tant qu'ils produisent de la subjectivité : en tant qu'ils engendrent des processus de subjectivation, les dispositifs produisent des êtres qui sont sujets non pas seulement dans la mesure où ils sont assujettis, mais d'abord dans la mesure où ils sont des subjectivités abstraites, séparées, coupées des lieux, des milieux, des moyens et des conditions sans lesquels ils ne peuvent plus déployer aucune puissance d'agir propre, ni exercer aucune maîtrise active de leur propre vie.
Que découvre en effet le salarié d’aujourd’hui, constamment interpelé comme sujet libre, et appelé à se montrer à tout moment comme le sujet autonome qu’il a à être, comme le sujet supposé capable de définir par lui-même ses objectifs et de conduire par lui-même ses projets ? Il découvre, le plus souvent dans l’échec, la douleur et la souffrance, qu’il ne possède aucun des moyens qui lui permettraient d’affirmer son autonomie, de conduire ses projets à leur terme et d’atteindre les objectifs fixés par lui-même […]. L’accès aux conditions et aux moyens objectifs qui lui permettraient [d’agir en sujet libre et autonome] lui est systématiquement soustrait et refusé.
Or la perte de la croyance en ce monde-ci fait que nous ne croyons plus non plus à un monde autre. Voilà la situation dans laquelle nous sommes, et dont il faut commencer par prendre la mesure : en perdant le monde, en perdant la croyance au monde, nous avons aussi perdu la croyance en un monde autre; la perte du monde réel a emporté avec lui tous les mondes possibles.
Je ne vois ici guère que deux solutions. Soit se soumettre et se résigner à cette existence séparée d'un monde auquel on ne croit plus, et se fabriquer ou se laisser assigner une identité de sujet, c'est à dire l'identité d'un être-hors-monde, d'un être démondanéisé, d'un être évidé, épuré, désobjectivé. Soit explorer et inventer des manières de renouer le contact avec un monde dans l'existence duquel on soit susceptible de croire.
Le fait moderne, c'est d'abord que nous ne croyons plus à ce monde-ci, au monde d'ici-bas, au monde de l'immanence. Ce qui s'est produit dans la modernité ou ce que la modernité a produit, c'est la "rupture du lien de l'homme et du monde", c'est, pour l'homme, "une perte du monde". Une "perte du monde" : voilà ce qui me parait être le sens profond et authentique du concept d'aliénation.
Assister à l'après-midi Marxisme et École de Francfort, dans le cadre du colloque « La philosophie comme critique de la culture ? ».
- 14h : Jean-Claude Monod (CNRS-Archives Husserl)
« Kulturkritik, satire, critique sociale: quelles armes pour la philosophie ? »
- 15h : Katia Genel (Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne/Centre Marc Bloch)
« Des pathologies sociales à la santé sociale: Adorno, Habermas et Honneth »
- 16h20 : Franck Fischbach (Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne)
« Faut-il choisir entre la critique sociale et la Kulturkritik ? »
Un colloque organisé par le centre SPH de l'Université Bordeaux Montaigne, en partenariat avec la Librairie Mollat et l'Université de Bordeaux.
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