Janesville, Wisconsin, Etats-Unis, décembre 2008.
Alors que l'Amérique bascule dans ce qu'on nommera par la suite la Grande Récession, conséquence des subprimes et de leur titrisation à outrance, la fabrication automobile connait en cette petite ville de 63 000 habitants un revers de fortune. La grande usine General Motors, s'étalant sur 446 000m2 est, dès le 24 décembre, « mise en veille » par le siège. Quatre mille emplois disparaissent. Dans cette communauté dynamique, la nouvelle plonge chacun dans un profond désarroi.
Avant la première guerre mondiale, un certain Joseph Craig parvient à convaincre GM de s'installer en ville pour y construire des tracteurs. Même si l'usine a été fermée dans le passé ou sa production dérivée (des obus pendant la deuxième guerre mondiale), elle s'est toujours remise en route entretenant des générations de GMeurs et forgeant de cette manière une classe moyenne solide. Car au-delà du prestige de produire des voitures, les GMeurs sont très bien payés (28 dollars de l'heure) et bénéficient de nombreux avantages. L'industrie automobile voit ses opportunités diminuer dès le début des années 70 et Janesville a tenu le choc quand ailleurs tout semblait compromis.
Mais cette fois-ci, c'est différent. Janesville subit de plein fouet la crise de GM qui a trop longtemps compté sur les ventes de pick up et de 4X4, et, qui, pour ne pas être contrainte à un dépôt de bilan envisage 30 000 suppressions d'emplois sur tout le territoire. Les 4x4 sont gourmands en énergie et à l'heure où l'écologie s'invite dans tous les débats, les familles boudent ces grosses cylindrées.
Face à cette mise en veille de l'usine, la communauté va alors mobiliser toutes ses ressources afin de stabiliser la situation économique et perdurer la prospérité de cette petite ville qu'il faut réinventer.
Amy Goldstein, journaliste au Washington Post, a posé ses valises maintes fois pendant sept ans dans Janesville pour raconter cette histoire américaine. La grande force de ce récit, c'est de mettre en avant des habitants qui sont confrontés de près ou de loin à la fermeture de l'usine. Là où la presse écrite et télévisuelle communiquent en chiffres, Amy Goldstein narrent des destins. Et cela n'a pas du tout le même impact. Quatre mille postes en moins, ça semble terrible mais ça l'est encore plus quand on prend connaissance des sentiments qui envahissent les protagonistes, des difficultés et choix auxquels ils sont confrontés jour après jour. En six parties, correspondant chacune à une année, la journaliste dresse le portrait de ces hommes, femmes, adolescents qui subissent la perte pas uniquement de leur travail ou de celui de leurs proches, mais de leur confort de vie, de leur maison, d'une stabilité, d'une sérénité en l'avenir. La fermeture de GM, c'est aussi la fermeture des usines qui fournissent GM, et ces chiffres-là ne sont pas toujours appréhendables pour les citoyens. L'auteur, elle, ne les oublient pas. On prend alors toute la mesure d'une telle catastrophe pour la ville. Elle raconte la réalité du chômage. Et durant cette Grande Récession, c'est près de neuf millions de travailleurs qui vont perdre leur emploi dans tout le pays, c'est aussi un taux de suicide multiplié par quatre sur les deux premières années. Son approche intimiste des événements touchant les habitants de Janesville permet de réaliser les conséquences des fermetures et licenciements au-delà des visions économiques et politiques qui nous parviennent dans la presse.
Ce livre c'est aussi une histoire américaine parce qu'au travers de tous les protagonistes, assistantes sociales, enseignants, médecins, entrepreneurs, syndicalistes, on découvre un formidable esprit de solidarité et une envie d'entreprendre et de réussir collectivement. Tout le monde apporte son aide. Cette notion de communauté, c'est très américain. Il n'y a pas d'attentisme. Il faut réagir. En France, une usine ferme, l'avenir se projette en une vision individuelle et non collective. Pôle Emploi prend le relais pour chacun. Les job centers et les unions de syndicats américains ont de la latitude pour réfléchir à des projets alternatifs, pour partir à la chasse aux subventions et proposer des programmes de reconversion. Les entrepreneurs locaux mettent à la main à la poche pour favoriser l'implantation de nouveaux venus qui pourraient redonner un nouvel élan économique. Les assistantes sociales travaillent sur des projets de foyers pour les enfants abandonnés par des parents qui ont perdu leur travail ou sont partis travailler à des centaines de kilomètres. Des enseignants mettent en place des « réserves » de produits de première nécessité pour les étudiants dont les parents sont chômeurs.
Malgré tout, plus on progresse dans la lecture, plus l'esprit de solidarité de Janesville fléchit, la grogne envers les hommes politiques gagne les citoyens devant l'application de nouvelles lois antisyndicales, ceux-là profitant de l'aubaine de l'augmentation du chômage pour affaiblir les associations de travailleurs et syndicats ; plus l'espoir d'une reconversion réussie s'amenuise, parce que malgré l'envie de donner le meilleur de soi-même, le monde du travail actuel ne présente plus les avantages gagnés par les anciennes générations ; plus le peuple se trouve divisé. Il y a ceux qui s'en sont sortis, que la crise n'a pas affectés et les autres. Un fossé se creuse, un fossé qui profite au populisme dont l'élection en 2016 de Donald Trump sera en partie la conséquence. A Janesville, un deuil se met en place. De « mise en veille », l'usine GM de Janesville devient « fermée définitivement ». Toute une époque se trouve balayée et Janesville, malgré sa résistance collective, devient comme les autres gagnée par le doute et la rancoeur. La petite ville prospère et dynamique se soumet elle aussi aux lois du marché et voit sa classe moyenne disparaître, comme dans le reste du pays. La crise est passée par là, séparant la population en deux parties qui ne se comprennent plus vraiment : les riches et les pauvres.
La quatrième de couverture précise que ce fut le livre préféré du président Obama en 2018, il fera également partie des miens pour 2019 ! Merci encore à Babelio et Masse Critique pour le choix de ce récit.
+ Lire la suite