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De quoi titiller votre coté psycho ou... si on veut faire de toi un chien, deviens un putain de loup ! Pour mon retour à la lecture, je retrouve la construction schizophrénique de Borderline ! Cette familière impression d'une boîte noire visionnée à vitesse grand V avant une plongée dans le néant, dans le noir où la pensée n'existe plus. Dans une urgence certaine. J'ai apprécié de retrouver les notions de dépersonnalisation, déréalisation (déformation estudiantine oblige). Un autre point qui a relevé mon attention : la revisite du mythe des "enfants sauvages" cher à la psychologie du développement, car c'est que ce sont Tyler et Travis, des feral children, livrés à leurs propres règles, abandonnés à la nature, mais à leur propre nature. Les tortures dans les cages à chiens du centre de redressement appuient cette théorie. Là-bas, on est là pour briser les esprits, faire ployer les corps. Cet aspect est aussi assez documenté : on passe par la privation sensorielle, qui, elle aussi, entraîne une plongée violente en soi-même : hallucinations, atteinte d'un niveau de conscience plus archaïque et plus chaotique...) La psychologie cognitive est aussi à l'honneur avec la référence à Pavlov, à la programmation mentale. Travis hésite longuement entre suivre le code d'honneur de son samouraï intérieur (jusqu'à se faire harakiri ?) ou plier. La figure du jaguar aussi revient pour notre plus grand plaisir, cet animal totem, archétypal, toujours très classe et qui a l'air d'en savoir très long sans rien livrer, bien assis dans sa félinité... Concernant cette saga, je me trouve en plein paradoxe : j'ignore ce qu'il en est pour les autres lecteurs, mais je n'ai pas d'attache émotionnelle au personnage de Borderline. Je ne me l'explique pas trop. Tout simplement peut-être parce que je sens le personnage très loin de moi, peut-être aussi parce que ce qui m'intéresse le plus, c'est sa trajectoire. Et il n'est question que de ça au fond. Son chemin supplante son identité. L'ego n'est rien fasse à son trajet. Je ne souffre pas avec Travis mais il parvient tout de même à m'emmener, à me faire suivre son fil d'Ariane. Comme s'il n'était qu'un pion au service d'un dessein qui le dépasse complètement (idée récurrente dans ce tome), un peu comme ces motifs sibyllins qu'on ne peut appréhender que depuis le ciel. Et plus on s'élève, plus le motif devient précis... le niveau 0 nous révèle bien des aspects de ce kaléidoscope géant. Car cette saga est en réalité un gigantesque rébus ! Borderline est sans cesse en mouvement, physique, dans l'espace, puis, d'une idée à l'autre, comme la conduction saltatoire de l'influx nerveux, les phrases claquent, s'entrechoquent, comme des jets de pierre. C'est sans doute ça qui rend le voyage possible dans cette tempêtes de visions, de flashs, de souvenirs : la musique qui rythme le parcours, un peu comme dans une transe finalement. L'écriture est très corporelle. Les battements du chaman (ici, l'écrivain) servant de guide. J'ai aimé voir Travis passer de l'héroïne, drogue dure, à l'ayahuasca, la médecine, voguer, ou plutôt cahoter d'un plaisir chimique à quelque chose de plus souterrain (et salvateur ?). Un passage des paradis artificiels aux fondements même des son être ; une véritable plongée dans son cosmos personnel où intérieur et extérieur se mélangent. Cette découverte faisant partie du cheminement... J'ai entendu dire que ce tome était le préféré de l'auteur et cela se sent. C'est aussi le plus dense. On sent qu'il y a dans ce livre les tripes et le coeur même de l'oeuvre. (Je viendrai me dédire si toutefois ma lecture de la suite de la saga viendrait à me faire changer d'avis). Il s'agit de vomir le monde, vomir ses démons, se vomir soi-même. L'entreprise n'a rien de glamour, mais le but n'est pas de chercher la beauté ; et beauté n'est pas toujours vérité. Et c'est de cela dont il est réellement question. de vérité. C'est chercher à se délivrer d'un excédent. Se tailler façon pierre brute. Un retour à une forme de pureté. Brûler d'atteindre jamais son propre noyau. Ce tome condense vraiment l'âme de ce que Zoë Hababou a à offrir. Quelque chose rôde autour de Travis et fait bruisser la forêt qui semble se refermer sur Travis. Les visions sont de plus en plus intenses. Tout se précipite. le souffle est ininterrompu. Une scène particulièrement insoutenable pour moi a trouvé son salut grâce (et d'une façon très Verhoevenienne, si je puis me permettre) à ce qui fait effectivement le coeur du livre et de la saga entière : la façon dont votre propre prise de contrôle sur le réel et votre conscience vous permet de renverser tout rapport de force et vous libère. Je ne veux pas trop en livrer sur cet épisode, mais si une phrase est à synthétiser de cela, elle serait la suivante : si on veut faire de toi un chien, deviens un loup. Brillant. On peut évidemment faire le parallèle avec la célèbre phrase de la Boétie sur la liberté qui trouve ici sa plus parfaite et concrète application : « Soyez résolus de ne servir plus, et vous serez libres. » Impossible de ne pas faire le lien, non plus, avec le mythe de la caverne de Platon qui donne son titre à l'ouvrage, qui illustre aussi de manière éclatante le projet Borderline : le monde perceptible n'étant qu'un reflet, un fragment seulement de la réalité. Je cite l'auteur : « ne plus prendre les choses pour l'étiquettes de ce qu'elles sont. » Les moments Tyler-Travis dans le dernier tiers du livre sont juste sublimes et on gagne vraiment en intensité. Et en beauté. On peut voir les couleurs et toucher à cette unité perdue et retrouvée dans leurs flirts avec la conscience Universelle dus à la prise du cactus. Si je dois reconnaître un attachement à un personnage dans Borderline, il s'agit bien de Wish, qui devient figure totem, accoucheur. La Plante révèle son visage ou plutôt ses mille et uns visages en constante métamorphose. C'est de toute beauté. L'ascension fulgurante que décrit Travis est aussi la nôtre. le dialogue « final » avec Spade et le programme envisagé est foutrement pervers : la mise en abîme est démente. Je note dans le discours de Travis, comme un enseignement, alors qu'il repense à tout ce qu'il a pu vivre avec Tyler : la mise en avant de l'expérience comme étant synonyme de vie même. le dernier tiers du livre m'a tout simplement cueilli, la figure du jaguar s'exprime si pleinement dans ces dernières pages... Je n'en dévoile pas plus et vous laisse vous faire votre propre idée, mais... What a ride ! + Lire la suite |