Inexplicablement, il m'a fallu du temps pour sortir «
Cotton County » de ma bibliothèque. Il me faisait tellement envie le jour où je l'avais acheté tant grâce aux thèmes qu'il se promettait d'aborder en quatrième de couverture que grâce à son style, sinueux, chatoyant et sans concessions, car oui, j'avais quand même pris le temps de feuilleter ledit roman avant de m'en emparer un peu avidement, je dois l'admettre. Il me faisait envie, il me faisait envie mais entre la fin de ma lecture en cours et le moment de m'y plonger… plus rien… plus envie… A croire que ce n'était pas le moment et que ce moment est venu tout récemment. J'ai plongé et je me suis noyée.
«
Cotton county », c'est la Géorgie des années 1930, ce sud des Etats-Unis misérable et déshérité où rien n'a changé depuis la Guerre de Sécession quelques soixante-dix ans plus tôt. Les « riches », les dynasties de planteurs vivent toujours dans de vastes maisons blanches où leurs épouses leur font servir des litres de citronnade tandis que leurs filles rêvent d'un beau mariage, que les fils imaginent sans doute partir loin quand ils ne troussent par les jupons d'une gamine dont le père ne possède rien qu'un lopin de terre aride ou pire, d'une négresse, vivant à l'écart avec les siens. Parce que si l'esclavage n'a plus cours – les choses ont peut-être changé finalement... en apparence !- les noirs ne sont toujours pour les gens d'ici que des « nègres », hein-…
C'est cette Géorgie-là «
Cotton County », ce sud que racontent si bien les auteurs américains, avec la beauté de sa lumière implacable et ses cruautés, avec toute sa violence et son étrange douceur de vivre, cette langueur d'un soir d'été qui s'éternise ; avec sa complexité, ses ambiguïtés… Cette identité qu'on peine à saisir, qu'on refuse de comprendre tant ce qui semble la pétrir nous révolte, cette compassion qu'on refuse d'éprouver aussi.
Le ton est donné d'emblée, puisque dès les premières pages, on assiste à un lynchage. Celui de Genus Jackson, un ouvrier saisonnier, un nègre, forcément. Son crime ? Il a violé Elma, la fille du contremaître, qui vient d'accoucher de jumeaux et si l'un d'eux est blanc comme le lait, le teint de l'autre ne laisse aucun doute quant à l'identité de son géniteur.
C'est le noir donc c'est un viol. A moins que la formule magique n'aille à rebours : c'est un viol, donc c'est le noir…
Le lynchage de Genus et la naissance des jumeaux sont donc le point de départ tragique, quasi biblique de cette ambitieuse saga qui s'attache aux pas des Jesup, de Juke le père qui distille du gin de contrebande à Elma la fille, en passant par sa soeur de lait Nan -toute aussi noire que l'était Genus- et qui en contrepoint nous offre un tableau âpre mais, ô combien vivant de la Grande Dépression et du Sud.
C'est un roman passionnant, haletant mais terriblement douloureux aussi qui ne s'arrête pas à la ségrégation mais qui aborde aussi les violences familiales, le poids des secrets, l'inceste, la fatalité dans une langue et une narration exigeantes. «
Cotton County » présente en effet assez peu de dialogues compte tenu de son épaisseur mais n'est en revanche avare ni de glissements de points de vue ni de retours en arrière. Il en ressort un ouvrage dense, sinueux, plantureux qui emprunte autant au «
Beloved » de l'immense
Toni Morrison qu'à Steinbeck pour « Les Raisins de la Colère » ou encore « A l'est d'Eden ». Ambitieux donc mais à raison…
Il m'a fallu parfois en lisant contenir ma colère, mon envie de vomir et mes larmes : certaines pages sont véritablement insoutenables à l'instar des chefs d'oeuvres cités ci-dessus mais elles en ont aussi l'intensité et puis moi, j'aime être bouleversée, secouée, maltraitée par un roman…
J'ai particulièrement aimé tout le récit concernant Genus, qui court de son enfance à sa fin qui appelle douloureusement la voix de Billie Holliday ainsi que les parties où l'on suit les pensées de Nan dont j'ai adoré l'étrange mélange de force et de fragilité… Il m'a fallu plus de temps pour m'attacher à Elma. Quant à Juke… Etrangement, il m'a fasciné presqu'autant que je l'ai détesté…
Et au coeur de ces destinées gangrénés par les secrets, la misère et l'envie, la chaleur implacable et les mirages du rêves américain avec lequel
Eleanor Henderson règle ses comptes comme tant de grands auteurs ont pu le faire avant elle. Si son talent n'a pas la fulgurance d'une Morrison, d'un Steinbeck ou d'une
Harper Lee, il en a l'engagement et la puissance romanesque. Et l'amour aussi. L'amour pour ce Sud cruel et blessé, fermé sur lui-même malgré ses horizons de lumière et de poussière.