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Critique de Charybde2


Tirant sur les fils conducteurs d'Héctor Oesterheld, de Hugo Santiago et de quelques autres, la quête somptueuse d'une Buenos Aires de réel et de fiction, tragique, cruelle et néanmoins curieusement douce.

Sur le blog Charybde 27 : https://charybde2.wordpress.com/2023/04/24/note-de-lecture-hector-leo-henry/

« On n'est pas d'un pays, mais on est d'une ville » : pour partager avec nous son Buenos Aires plutôt que son Argentine, Léo Henry, avec ce « Héctor » publié chez Rivages en février 2023, a tenté et réussi haut la main un pari un peu fou, celui de réfuter très largement les clichés de l'écrivain-voyageur en s'appuyant d'abord sur deux oeuvres décisives d'un patrimoine collectif – et bientôt, ainsi, individuel : la bande dessinée « L'Éternaute » (1957-1959)) de Héctor Oesterheld (figure centrale donnant son titre à ce texte, et pour lequel l'auteur a su, ô combien, se garder de la légende dorée dont le prévenait – voir l'extrait ci-dessus – le grand Guillermo Saccomanno), qui fut notamment le premier scénariste d'Hugo Pratt avant de devenir un monument national ambigu, disparu / assassiné sous la dictature, et le film « Invasión » (1969) de Hugo Santiago, scénarisé en partie par deux autres monuments portègnes, Adolfo Bioy Casarès et Jorge Luis Borges. Deux oeuvres qui, créées 21 ans et 7 ans avant la mise en place du proceso des généraux, des desaparecidos et des escuelas de torture et de vol sans retour, en constituaient pourtant à plus d'un titre les métaphores annonciatrices, sans bien entendu se limiter à cela.

Léo Henry est probablement à la fois l'un des plus doués et des plus éclectiques qui soient parmi les écrivains français contemporains : capable aussi bien de concevoir des récits de genre, d'aventure endiablée comme de résonance songeuse (et l'on pensera naturellement à son « Casse du continuum » ou à son « Thecel »), que des fables subtilement contemporaines aux ramifications politiques tendres et cruelles (« L'autre côté »), des road novels improbables, déjantés et savoureux (« Rouge gueule de bois »), c'est néanmoins ici du côté des complexes constructions urbaines de Yirminadingrad (dans « Yama Loka Terminus », mais aussi dans les lignes de fuite qu'y créent « Bara Yogoï » et « Tadjélé ») et des redoutables palimpsestes biographiques et historiques de « Hildegarde » qu'il fait pencher son balancier d'acrobate fildefériste. Et s'il convoque nombre de figures tutélaires de l'Histoire argentine au moment ad hoc, s'il doit nécessairement souligner les contours de l'horreur dictatoriale, il n'essaie pas, en toute conscience, de redoubler le travail de mémoire et de dénonciation effectué avant lui par Elsa Osorio (dans « Double fond » comme dans « Luz ou le temps sauvage » et « Sept nuits d'insomnie »), par Eugenia AlmeidaL'échange »), par Raquel RoblèsPetits combattants ») ou encore par Raúl ArgemíTon avant-dernier nom de guerre ») : si les miroirs et les labyrinthes de Jorge Luis Borges demeurent bien incontournables, ce sont sans doute « L'Ange des Ténèbres » d'Ernesto Sábato et la « Glose » de Juan José Saer (davantage même que son « L'ancêtre ») qui l'emportent in fine, à leur manière ici transfigurée, dans les coeurs et dans les esprits proposés à la lectrice et au lecteur.

Comme annoncé presque d'emblée, « Héctor » oscille subtilement entre deux transmutations, celle de « L'Éternaute », où le héros ordinaire Juan Salvo prend progressivement toute sa stature mythologique, et celle d'« Invasion », où la ville d'Aquila, avec l'aide voilée d'émissions décalées de radio et de litanies sourdes, rejoint « Les échappées » de Lucie Taïeb, voire le corpus volodinien (lorgnant du côté du « Rituel du mépris », naturellement), et un certain nombre d'arpentages physiques, de constats d'absences mémorielles et de reconstructions éventuellement dérisoires, de rencontres rythmées par les bières et les initiations au truco, dans lesquelles les écrivains bien réels traduits en France chez Asphalte joue pleinement leur rôle de guides, de soutiens, de piégeurs d'échos et de miroirs résolument obliques : et c'est ainsi que Guillermo Saccomanno, Leandro Ávalos Blacha ou Félix Bruzzone, par exemple, deviennent de décisifs personnages à part entière de cette quête – car il s'agit bien d'une quête qui ne se déchiffre pas immédiatement, nous y venons pour finir.

Ce qui hante ces ruelles de Buenos Aires parmi les ombres des disparus, des envolés sous tranquillisant et des victimaires (terme qui se substitue à celui de bourreaux en une belle reconquête langagière, aussi), c'est aussi la clé possible de toute fiction : comment le matériau (du plus innocent au plus atroce) devient récit, comment le récit devient puissance, comment la politique se narre-t-elle dans chaque coin et recoin qui prétend même lui échapper ? Interrogation au fond pas si différente, même si empruntant bien d'autres allées traversières, que celle des Wu Ming du « Nouvel épique italien » ou du Rodrigo Fresan du « Fond du ciel », interrogation qui fait toute la subtilité de l'écriture science-fictive au sens large, et qui justifie pleinement la réappropriation, dès le premier exergue de « Héctor » (le deuxième allant à Charlotte Delbo, qui en connaît un brin sur le récit d'après l'horreur), de l'emblématique Mafalda (écrite et dessinée par Quino entre 1964 et 1973) et de sa statue de la Liberté-Fiction.

Lien : https://charybde2.wordpress...
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